MaCHINE ROUGE

Au début du XXe siècle c’est une photographie expressionniste (Le cri) que propose Wu Yinxian (1900-1994) qui a suivi la Longue Marche de Mao et qui créera l’Association des photographes chinois dans les années 60. Il s’ensuivra un engouement pour une photographie, non officielle, mais toujours inspirée par celui que les photographes des années 70-80 considèrent comme le « père de la photographie chinoise contemporaine».

Parmi eux, Ling Fei, Zhang Hai’er, Xia Yongli, Gao Yuan et Chen Baosheng croiseront la route de Karl Kugel, photographe parti à la rencontre de ses paires chinois et qu’il présentera à Arles en 1987. Evènement marquant une découverte par l’Europe de ces photographes chinois.

Karl Kugel a, par la suite, répondu à une invitation du Festival Caochangdi PhotoSpring, en 2012 à Pékin qui reconnait en lui un « passeur » d’images entre la Chine et l’occident.

De ses multiples voyages en Chine, Karl Kugel a rapporté sa vision, ses impressions d’une Chine mouvante par laquelle il s’est laissé porter.

Tout au long de ses pérégrinations il a collecté, capté, et enregistré cet époustouflant changement qu’il a pu observer en à peine vingt-cinq ans.

Avec un œil presque enfantin qui s’émerveille et s’interroge, il multiplie les contrastes entre l’ancien et le nouveau, entre la Chine forte de ses traditions millénaires et cette Chine nouvelle qui, avec une rapidité étonnante, a fait sienne une modernité qui s’adapte partout.

Caroline de Fondaumière, historienne de l’art,

Première expo … et après ?

Après leur première exposition que deviennent les artistes ?

Initiée en 2001 cette série « Première exposition » vise à promouvoir un artiste débutant en lui apportant tout le soutien nécessaire à une première exposition personnelle.

Au total, ce sont onze plasticiens qui ont bénéficié de ce programme lequel leur a ouvert la voie vers une professionnalisation dans les meilleures conditions.

En 2014, c’est « PASSAGE » qui poursuivra cette série. Le principe de la première exposition y est maintenu mais cette fois avec l’idée d’un parrainage, d’un passage entre un artiste reconnu qui accepte de présenter un jeune artiste dont il a perçu une créativité à encourager.

2017, semblait être un bon moment pour évaluer cette formule originale par sa volonté de soutenir la jeune création qui a ponctué, chaque année, les activités de l’Artothèque depuis 2001.

Ce qui est pour eux représente une mise au point sera pour nous à l’Artothèque une sorte de bilan de cette activité prometteuse où aucun pari n’est gagné d’avance.

Le métier d’artiste est un métier difficile et ceux-ci l’ont choisi en dépit des aléas inhérents à cette profession. Ils manifestent là la preuve d’un fort courage. Certains ont renoncé face au défi.

Eric Grondin en 2001, Esther Hoareau en 2002 ; Freddy Duriès en 2003 ; Mounir Allaoui, en 2005 ; Benoît Pierre en 2007 ; Vivien Racault en 2008 et Genathena en 2014, après leur première exposition, ont tous accepté de participer à cette exposition collective, de montrer leurs dernières œuvres et le chemin parcouru depuis leurs débuts à l’Artothèque du Département de La Réunion.

En suivant leur parcours, en observant leur évolution et en voyant le travail réalisé aujourd’hui, ils nous confortent dans l’idée qu’il est important de maintenir ce qui représente un concept toujours vivace et profitable aux jeunes artistes.

Artiste… un métier

La reconnaissance de l’artiste a été un long combat mené dès la Renaissance italienne. Edouard Pommier[1] attribue à Dante l’invention du mot artista. Mais deux siècles seront nécessaires à l’affirmation de son existence, de sa singularité, de ses pouvoirs.

Ce seront tout d’abord des textes, des théories, des discours, une attention faite aux œuvres d’art qui formeront les premières synthèses de l’histoire de l’art, laquelle attribuera à l’artiste de plus en plus de place. Son image prend de l’ampleur. Les autoportraits se glissent à l’intérieur des fresques, sur les tableaux, les peintres s’affichent discrètement au début puis se représenteront conscients de leur art. Cette émancipation sera confortée par la création des institutions, le musée qui protège et conserve les œuvres et surtout l’Académie créée à Florence en 1563 qui offre un lieu aux artistes en même temps qu’une reconnaissance. L’Académie prendra une ampleur telle qu’elle retiendra l’attention de toute l’Europe.

En France, l’Académie des Beaux-arts, héritière de l’Académie royale de peinture et de sculpture instituée au XVIIème siècle, sera créée en 1803. C’est elle qui contrôle les Salons et qui expose les artistes membres. Ces salons deviendront vite symbole de conservatisme et seront rapidement contestés entraînant la création des salons indépendants en marge du Salon officiel à l’exemple du Pavillon du réalisme de Courbet en 1855 et surtout le Salon des Refusés de 1863 regroupant les 3000 œuvres d’artistes refusées par le jury de l’Académie.

La Révolution supprimera les corporations et académies et le mot même d’artiste apparaîtra pour la première fois dans le vocabulaire administratif en 1798.

Sa singularité valorisée, l’artiste mis en scène dans la littérature (Balzac) prendra cette image de génie détenteur d’un don, méconnu et marginal qui se sacrifie pour son art. Cette image s’accompagne d’une part de mystique ; l’artiste apparaît tel un élu qui a reçu la grâce. Nathalie Heinich[2] y voit, aujourd’hui, une « élite ». Souvent considérés comme des héros, les artistes s’enrichissent, pour certains, de manière spectaculaire ce qui n’était pas le cas au XIXème siècle. Le mythe quant à lui perdure et l’image du marginal est cultivée.

Tous n’ont pas cette reconnaissance recherchée mais le nombre d’artiste croissant expliquerait cette disparité.

Disparité encore plus forte chez les femmes artistes. L’affirmation égalitaire du XXème siècle a réduit de manière sensible les différences entre hommes et femmes artistes mais les grands noms de femmes artistes restent ceux de fortes personnalités féminines ce qui souligne l’extrême difficulté de s’affirmer dans le domaine artistique.

Exposer… les lieux

Alors, pour se singulariser, l’artiste doit se confronter aux autres artistes, aux institutions et surtout à son public. Il lui faut, s’exposer, exposer ses œuvres : être visible.

La condition d’artiste varie d’une époque à l’autre et, depuis les Salons d’autrefois, les lieux d’exposition se sont multipliés. Des guides et sites internet proposent des méthodes pour mener à bien une carrière d’artiste qui nécessite du temps de l’énergie et une véritable passion.

Pour se constituer une identité artistique et professionnelle, l’artiste doit présenter ses créations ; il a le choix d’un grand nombre de galeries, de foires, de salons, d’institutions comme les centre d’art contemporain, les musées, les FRAC, les artothèques ou encore le Web qui intéresse de plus en plus l’art contemporain.

Les artistes exposés aujourd’hui ont tous réalisé leur première exposition à l’Artothèque de La Réunion. Une artothèque du bout du monde, dans l’Océan indien qui reste dynamique et ouverte à la jeune création.

Expérience profitable à tous qui y ont trouvé considération, crédibilité et visibilité des œuvres et du créateur et qui se poursuit dans le temps au travers de catalogue édité à l’occasion.

Cette première exposition a été « un tremplin » pour certains (Freddy Duriès), « une expérience artistique fondatrice, et humaine extraordinaire » (Vivien Racault), « l’occasion de renforcer mon envie d’évoluer dans le domaine des arts » (Mounir Allaoui), la très simple « reconnaissance » (Genathena), voire « Un bouleversement » (Benoît Pierre).

Tous soulignent la bonne visibilité, la professionnalisation, et la crédibilité qui ont été les clés permettant d’ouvrir d’autres portes et entrer de plain-pied dans le métier d’artiste.

Institutionnalisée dans les années 80 au même moment que les FRAC (Fonds Régionaux d’Art Contemporain) destinés, eux, à constituer des collections d’Art Contemporain en Région, les artothèques avaient, quant à elles, mission d’initier à l’art contemporain à travers le prêt d’œuvres d’art originale. Depuis 1991, l’Artothèque de La Réunion œuvre dans ce sens. C’est ainsi que les œuvres acquises pour le prêt circulent dans les bureaux des administrations, les entreprises, les autres centres d’art mais aussi chez les particuliers qui souvent s’attachent aux œuvres accrochées à leurs murs et qui décident, finalement, de ne plus s’en séparer et s’engagent dans l’achat d’un exemplaire de l’œuvre auprès de l’artiste (une photo, une estampe…). Situation très satisfaisante pour l’artothèque qui y voit presque l’aboutissement de son travail et surtout la reconnaissance de l’artiste (Esther Hoareau). « C’est une institution qui met aussi beaucoup en valeur les œuvres tout en ne les déliant pas de la vie quotidienne. On peut louer des œuvres à l’artothèque, ce qui permet de les faire vivre réellement, de ne pas les momifier » (Mounir Allaoui). « … cela permet à l’œuvre de vivre après sa création, à travers des expositions … ou le prêt d’œuvre » (Genathena).

De jeune créateur à artiste confirmé.

Les dossiers de ces artistes parlent d’eux-mêmes et nous disent le chemin que chacun d’eux a parcouru, non seulement en multipliant les rendez-vous artistiques marquants mais aussi dans la qualité et évolution plastique de leurs œuvres.

« Cette première exposition était sans aucun doute inégale – certaines œuvres ont mal vieilli, miroirs déformants et reflets pénibles de l’expression « œuvre de jeunesse » – mais elle naissait d’une ambition sincère et sans limite de créer une œuvre totale… » (Vivien Racault). La fraîcheur toute juvénile de « Flirting with myself » d’Esther Hoareau se retrouve et s’affermit aujourd’hui dans cette légèreté et ces aspirations aériennes qui caractérisent son travail.

 « Aujourd’hui, je poursuis un travail héritier des problématiques ouvertes lors de ces premiers travaux … Je passe du régime de l’addition à celui de la soustraction : loin d’une simplification, ce geste introduit de la complexification, une épaisseur qui naît de strates, un dessous et un dessus qui se mélangent. Une voix s’est ouverte » (Benoît Pierre).

« Je retire de cette aventure l’idée que les pratiques artistiques contemporaines ont un contexte favorable à leur émancipation sur le territoire réunionnais, mais que comme dans tout domaine, il faut persister, il y des difficultés, il faut continuer à donner une forte valeur au travail artistique malgré les difficultés, et ce, sans pour autant trop le sacraliser ou le fétichiser. La sacralisation et le fétichisme sont des risques liés à l’Art de manière générale. Ce domaine d’activité, pour de bonnes et mauvaises raisons traîne encore des apparats « magiques ». Ces apparats font à la fois son sel et ses illusions… » Ces réflexions de Mounir Allaoui nous montrent la maturité et le recul de l’artiste depuis sa première exposition et qui s’impriment dans ces créations actuelles.

Balancée entre dessin et photographie lors de sa première exposition, Genathena semble se concentrer sur le dessin, un dessin déjà imprégné de manga qui s’affirme à présent avec ses touches sombres et troublantes qui interrogent la condition de l’artiste qu’elle accompagne d’un pamphlet.

Tous ensemble, nous offrent une exposition de qualité dont les propositions diverses permettent d’envisager une variété de médium et de porter un regard sur les préoccupations contemporaines de ces jeunes créateurs. Enfin, il est satisfaisant pour l’institution de voir ses engagements couronnés de réussites grâce au mérite des artistes dont les promesses se tiennent.

Caroline de Fondaumière

Historienne de l’Art

(In catalogue d’exposition : « Première expo…Et après » 2017)

P.-S.

Nous regrettons l’absence de dernière heure d’Eric Grondin retenu pour des raisons de santé que nous lui souhaitons meilleure. Son projet se présentait comme la continuité de l’exploration du multimédia déjà abordé lors de son exposition « Sphère de solitude éclatée » en 2014, à l’Artothèque, dont le catalogue est en ligne,  avec, cette fois-ci une mention toute particulière pour la musique.


[1] Edouard Pommier, Comment l’art devient l’art dans l’Italie de la Renaissance, Gallimard, 2007.

[2] Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005.

Secteur(s) réciproque(s)

« Secteur(s) réciproque(s) » est une exposition qui, déjà, parle de territoires, d’espaces, de lieux différents et pourtant équivalents ; d’Aller/Retour, de va-et-vient, en quelque sorte, et souligne un goût prononcé pour la déambulation, les voyages, les longues traversées maritimes. Didier Clain reprend, mais en sens inverse cette fois, l’exemple de ses ancêtres hollandais qui, déjà au XVIIe siècle, bravaient les océans pour venir accoster à l’île de La Réunion. C’est dans ce tourbillon des océans que l’artiste plonge ses racines, c’est aussi dans cette terre baignée par le mouvement des migrations maritimes qu’il retiendra un « idéal de glissement ». Mais c’est sans compter sur l’invention narrative de l’artiste qui s’enchâsse dans l’histoire, la complète d’images rapportées, d’imaginaire, dans une superposition des espaces et des récits réels et fictifs.

Le Mouvement

L’« Autoportrait and tattoo, 2016″, photographie en noir et blanc, montre le dos de l’artiste sur lequel est cartographié un paysage marin. Il s’expose physiquement et se dévoile psychologiquement.

L’autoportrait à la carte marine ouvre cette exposition. L’artiste nous invite à le suivre, suivre les itinéraires de sa pensée, dans son univers, son histoire, sa mythologie personnelle qui participent de l’histoire de son île natale, l’ile de La Réunion qui débute au XVIIe siècle.

Ce XVIIe siècle est animé par une grande révolution intellectuelle et un gigantesque bouillonnement culturel. C’est le siècle où les grandes civilisations sont en mouvement, à la rencontre les unes des autres.

Dans le Sud-ouest de l’océan Indien, La Réunion, vierge île tropicale, accueille à cette époque, des peuples venus de territoires proches et lointains ; l’Europe, l’Afrique, l’Inde, la Chine ; autant d’étapes qui ponctuent la fameuse route des Indes. Une route commerciale où croisent les navires des grandes nations européennes en quête des merveilles de l’orient.

La Compagnie hollandaise des Indes orientales, la V.O.C. (Vereenigde Oostindische Compagnie), créée en 1602 qui devait faire de la Hollande la plus grande des puissances européennes d’Asie, est, alors, une organisation solide, bien gérée, forte de capitaux privés et d’excellents navires qui vont se lancer dans des activités commerciales à grande échelle mais aussi dans des attaques guerrières contre les portugais.[1]

Ces Est lndiamen de la V.O.C, navires petits mais rapides vont rapporter de leurs périlleux voyages des trésors, un ensemble de « bizarreries », de petits objets, naturels ou artificiels mais précieux qui alimenteront la passion des collectionneurs européens lesquels les rassembleront dans des cabinets de curiosités, sorte de microcosme. Cet antre mystérieux peuplé d’animaux, de coraux, d’étoiles de mer et autres gemmes, était dédié à la méditation, à l’étude et à la réflexion sur la nature, le monde, le nouveau monde. Les peintres hollandais du XVllème siècle vont donner ses lettres de noblesse au genre pictural de la nature morte, pendant en deux dimensions, du cabinet de curiosités.

Les riches et somptueuses cargaisons de ces vaisseaux, souvent abîmés en mer, victimes de naufrages ou de piraterie, témoignent, aujourd’hui encore, de cet intense échange entre l’orient et l’occident.

Dans cette frénésie des compagnies vers les Indes, la cartographie nautique, la spécialité hollandaise deviendra la première et leurs cartes marines sont alors vendues dans toute l’Europe.[2]

Le tatouage sur le dos de l’artiste concentre, en lui, toute cette fabuleuse histoire des origines mais lui adjoint la poésie et la magie du rêve. Sur cette carte marine improbable apparaissent des indications pour localiser un trésor. Un trésor de pirate, un trésor de l’histoire gravé sur sa peau.

Cette carte aux trésors vient s’imprimer sur le temps historique par une volonté de l’artiste dont on devine sur la photographie qu’il est dans son atelier. Sa création rend poreuse les frontières entre !’Histoire et l’affabulation, l’espace réel et fantasmé. Les formes graphiques de cet itinéraire sont empreintes de mystère. Comment atteindre ce trésor ? Le parcours n’indique aucun lieu mais stimule l’esprit d’aventure et de découverte. L’exploration conjointe du sensible et du fictionnel nous entraîne également vers l’expérience affective de l’espace comme le concevaient les psychogéographes.[3]

Le tourbillonnement

L’artiste n’écarte aucun champ d’exploration. Avec une amusante désinvolture, il poursuit ses investigations sur les cartes marines cette fois-ci dessinées sur papier ou à même la paroi des salles d’exposition, débordant, ainsi, des cadres. Ces archipels associés à des constellations nous renvoient à la nécessité chez les navigateurs, pour s’orienter en mer, de regarder vers le ciel.

Les voyages sont longs et risqués en raison des conditions météorologiques, des circonstances militaires et de l’état de la mer. Mais l’extraordinaire dynamisme, l’enthousiasme et le courage des navigateurs hollandais leur permettent de découvrir des routes inconnues et établir des contacts humains et commerciaux.

Plus de huit mois de navigation conduiront presqu’un million d’aventureux, de marins, de militaires et de négociants hollandais, d’Amsterdam à Batavia (l’actuelle Jakarta) capitale de la V.O.C. en Asie. Ce périple où se mêlent espoir, intérêt, curiosité, joies et souffrances longe les côtes africaines et après un ravitaillement au Cap de Bonne Espérance, trois routes s’ouvrent dans !’Océan Indien : le Canal du Mozambique, les îles Mascareignes et la plus longue, lorsque les îles Saint-Paul et Amsterdam seront connues, par le détroit de la Sonde avant d’aborder les côtes chinoises et japonaises.

Une fois de plus, les cartes célestes seront complétées au XVIIe siècle grâce à la contribution des navigateurs hollandais partis explorer les mers de l’hémisphère sud. Cette nouvelle cartographie des constellations s’accompagne, dès lors, de noms exotiques complétant le bestiaire existant déjà dans l’hémisphère nord (Caméléon, phénix, toucan …).

Ces lignes imaginaires, tracées dans le ciel nocturne, reliant les étoiles entre-elles forment des constellations bien réelles. Si elles semblent se mouvoir c’est simplement la rotation de la terre qui modifie leur position.

Les constellations de Didier Clain épousent la voûte céleste, s’adaptent à la structure existante pour ensuite se libérer des contraintes du réel et renouveler l’imaginaire des anciens dans leurs recherches graphiques et poétiques.

Dans une vision extraordinaire des « Etudes pour Archipelagos, 2015 », l’artiste s’amuse à relier les constellations du Poisson à celle du renard. Les liens sont forts autour du bateau il semble géographiquement référencé, bien arrimé dans un graphique proche d’un relevé d’archéologue. Cette documentation « scientifique », ce code graphique s’appuie sur l’histoire et la science, elle se superpose aux cartographies anciennes, elle les dépasse et se nourrit de fantastique. Ces voyages se font sur les mers et dans le ciel, le ciel devenu, ici, métaphore du rêve.

A la ponctuation des constellations dans le ciel, répond celle que dessinent les îles dans l’océan. Dans cette apposition, elles se chargent, elles aussi, de fables, de fantasmes et d’utopies. L’île des utopistes est le lieu des réalités différentes, idéales, chimériques. Elle relie les strates du réel et de la fiction.

« Archipélagos I » est réalisé directement sur le mur des salles d’exposition. L’artiste a souhaité ce grand format qui domine et embrasse le visiteur. Les îles qui composent cet archipel se conjuguent à des formes curieuses qui, si elles devaient être rassemblées révèleraient l’image des os du bassin d’un homme et celui d’une femme. Le dessin des îles de : « Archipelagos Ill », ‘renvoie à celles des parties d’un corps éparpillées comme les éléments d’un puzzle[4]. Dans ce rapprochement avec le corps humain, les îles prennent un relief inattendu. Didier Clain retrace, à sa manière, les lignes de l’histoire, de son histoire mais aussi celles des espaces géographiques de son île natale, dans la chair, dans le corps. Toutes ces réalités se sur-impriment dans une belle stratégie poétique où la force des possibles crée le lien.

Cette identification chimérique, cette sorte de mimétisme improbable évoque immanquablement « Le rêve du papillon » de Zhaungzi dans son « Discours sur l’identité des choses »[5]. Mais encore, la pluralité des réalités qui compose le rêve nous guide vers ces récits enchâssés où les rêves imbriqués les uns dans les autres rendent de plus en plus faibles les possibilités de trancher entre le tangible et la vision onirique. Ce troublant tourbillon, de certitudes et de spéculations, amarré aux « Archipelagos » de Didier Clain leur confère une force nouvelle, irréelle et magique.

Les îles plus géométrisées de « Archipelagos Il » évoquent quant à elles une carte urbaine et sa déambulation mentale, son parcours de dérive. La fascination pour les grandes villes modernes se traduit ici par son horizontalité à l’image de Philadelphie, terre qui a façonné l’esprit du plasticien pendant sa formation artistique : son exotisme à lui ?

« Autoportrait and the Moon, 2016 », photographie de l’artiste face à l’astre lunaire semble signer une revendication, une adhésion à cette plaisante ambivalence qui consiste à recevoir et réfléchir la lumière. Comme elle, l’artiste se réapproprie son histoire, son univers avant de les détourner poétiquement.

Le Glissement

Les mouvements de rotation de la lune autour de la terre induisent des effets sur les flux des eaux, des océans, de l’air et du vent. Dans leur périple en mer les navigateurs doivent composer avec elle et son action sur l’univers marin.

A l’ile de La Réunion, une antenne Omega avait été installée de 1974 à 1999. Le mât de ce système de radionavigation atteignait une hauteur de 427 mètres ce qui en faisait la structure la plus haute en France, bien plus haute que la Tour Eiffel parisienne ! Une fierté ! Dans son enfance, Didier Clain avait alors, été marqué par ce gigantesque appareil qui a engendré dans son esprit le merveilleux, le mystère et la fantasmagorie.

Les bateaux défilent à la surface des mers, sont chahutés par les vagues et bousculés par les cyclones mais ils sont épargnés des affres de la tourmente et de l’abîme par cette antenne qui les guide et les protège. D’ailleurs ils convergent tous vers elle. C’est ainsi qu’apparaît « Armada Omega, 2016 » une installation composée d’origami représentant des bateaux qui forment un long cône à partir d’une base circulaire. Les petits bateaux en origami sont les éléments de cette sculpture, cinétique, puisqu’elle est en partie en mouvement. La magie de cette idée de tuteur protecteur se retrouve dans la finesse et la délicatesse des couleurs du papier japonais. Cette prolifération de bateaux en papier plié souligne le jeu graphique du trait et avec lui l’impossible repentir de l’artiste et de ce fait l’inscription définitive. Le sable noir au sol précise la localité où s’est implanté cette formidable structure : c’est bien le sable noir de la baie de Saint-Paul à La Réunion.

Sur ces mers où affluent les navires, la V.O.C. hollandaise s’installera peu de temps aux Mascareignes, puis ce sera la Compagnie des Indes françaises qui prendra définitivement possession de La Réunion, l’île bercée par l’océan Indien sur cette route maritime ; petite terre paradisiaque, comme la décrivaient, alors, les marins.

« Armada Omega, 2016 » est bien une métaphore de l’île volcanique et conique vers laquelle ont convergé les peuples depuis le XVIIe siècle. Ce petit caillou qui émerge du vaste océan Indien est moins perçu comme une terre des origines que le mouvement lui-même qui a conduit les populations vers ce lieu d’ancrage. Les racines ne sont, dès lors, plus prises dans la terre, dans la matière mais, puisent désormais, dans le mouvement. Mouvement qui confère souplesse et légèreté.

Cette fluidité est présente également dans le travail photographique et vidéographique de Didier Clain. Si ses photographies sont fortement imprégnées de cinématographie, ses œuvres vidéo sont-elles porteuses d’une réflexion appuyée sur la photo. L’artiste passe de l’un à l’autre, les fusionne dans une perspective de recherche permanente.

La série de six vidéos est présentée dans une salle sombre et les films sont diffusés sur des tablettes numériques. Le silence est seulement interrompu par le son des pas de danse de la « Danza ma cabra, 201 0 » où l’artiste crée une musique en rythmant ses pas de danse sur un plancher.

Ces films sont de courte durée, 2 ou 3 minutes, réalisés en noir et blanc, en plan fixe avec un grain brûlé un peu comme celui des vidéos de surveillance, les décors ordinaires réalisés dans une volonté très marquée par une absence complète de narration.

Sans début et sans fin, ils se présentent comme des tableaux photographiques avec parfois le léger frémissement d’un palmier, le reflet d’une maison dans l’eau de sa piscine qui ondule à peine. Toutes ces images ont quelque chose de perturbant, d’inquiétant. Il ne se passe rien, le temps est suspendu. La vidéo du cycliste joyeux qui parcourt la ville donne l’impression que c’est le paysage qui défile derrière lui par la fixité des plans-séquences. Le caractère contemplatif de ces films met en évidence des temporalités dérangeantes. La vidéo est pour l’artiste une machine à explorer le temps.

« L’inattendu est le nectar des dieux » dirait Mark Lewis dont le travail vidéographique est fait de silence et de sobriété dont il tire toute sa puissance.

Didier Clain, lui, filme un bord de la piscine seulement animé par la présence d’un moineau venu explorer les lieux. L’oiseau s’en va, sort du champ … Il revient ! Une joie inexplicable ! La singularité de ces vidéos réside dans cet écoulement du temps dont la diffusion en boucle accentue le sentiment d’intense étrangeté. Ces œuvres vidéographiques interrogent le temps et la perception. La pensée et le regard sont au cœur de cette recherche artistique en vidéo que Philippe Dubois, spécialiste de l’image, qualifie dans son ouvrage consacré à la vidéo d’un « état d’image -une forme qui pense ». [6]

Photo et vidéo sont ici intimement liées et le glissement de l’un à l’autre se fait naturellement chez Didier Clain.

En 2005, Didier Clain, fait la découverte d’un carnet de croquis au Pennsylvania Academy of the Fine Art, Philadelphia, U.S.A. où il est alors étudiant. Cette même académie avait, auparavant, accueilli le cinéaste qui compte parmi ses sources d’inspiration : David Lynch.

La rumeur a, alors, vite couru parmi les étudiants.

Le corps enseignant a lui-même communiqué l’information aux Commissaires d’exposition du Musée de l’Académie, en charge, en 2010, d’une rétrospective du célèbre cinéaste.

David Lynch leur a, alors, répondu : « Ah ! C’est lui qui l’a retrouvé alors !»

Ce carnet authentifié par l’énigmatique cinéaste est un maillon important de cette exposition. Il est présenté fermé, protégé dans une vitrine ; c’est un objet prestigieux, presque une relique. Le visiteur laisse libre cours à ses supputations.

Les films de David Lynch sont traversés de fantasmes et de concret, de rêveries et de consistant, de délires, d’errances et de réel. La luminosité de certaines de ses images croise l’angoisse des violences nocturnes. Insensiblement tous ces univers se frôlent, s’insinuent et se faufilent l’un dans l’autre.

Les photographies de Didier Clain : « Snake Road, Sunset (Californian series), 2016 » ; « Clark Park, 2008 » ; « Western series, Landscape, 2004 » ; « Swimming-pool Il, 2008 », retiennent ce glissement d’un état vers l’autre ; ses forêts au clair-obscur, paysages Lyncheen, sont pourtant des vues de campagnes françaises. Ambigüité et réversibilité sont aussi présentes dans la maison qui semble flotter au-dessus de la pièce d’eau, son reflet éclairé par une lumière suave qui distribue les couleurs de part et d’autre de l’image : le bleu aquatique légèrement mordoré et le noir profond de la nuit (« Swimming-pool 4, 2016 »). Cette confusion des espaces qui déroute s’immisce dans la séduction du mystère que le silence fait surgir.

La recherche du plasticien oscille constamment entre le merveilleux et la réalité. Les temporalités se chevauchent. Les univers se meuvent, s’empilent, glissent et ne se fixent jamais.

Rien d’étonnant que la dernière photographie, « Surf Me, 2012 » qui a complété l’exposition soit celle d’un surfeur pris dans le moment suspendu de sa chute. Il semble flotter, presque en apesanteur, presque irréel, entièrement enveloppé, voilé par les brumes de la surface de l’eau. Cette œuvre apparaît comme une sorte d’estampille d’un système cohérent de représentation du monde que Didier Clain a su développer dans sa recherche plastique et esthétique.

Alors que « S’enraciner c’est s’enfoncer, s’engluer », le glissement métaphorique suggère quant à lui la puissance de réaliser « la synthèse en profondeur » sans s’abîmer.

« Glisser c’est le contraire de s’enraciner » écrivait Jean-Paul Sartre en 1943 dans « L’Être et le Néant », ouvrage fondateur de l’Existentialisme. Une doctrine d’action pour laquelle l’homme est tel qu’il se conçoit : en existant, en se projetant hors de soi.

Caroline de Fondaumière

Historienne de l’Art


[1] Depuis la division du monde en deux par le traité de Tordesillas de 1494, les portugais détenaient le monopole du commerce sur la route Est des Indes, tandis que les espagnols, autre puissance maritime, se voyaient attribuée la route des Indes par l’Ouest c’est-à-dire les Amériques.

[2] Caroline de Fondaumière, 2010, « Jack et le lotus bleu » in Catalogue d’exposition : « Jack Beng-Thi. Cartographie de la mémoire – Rétrospective (1990-2010) »

[3] La psychogéographie est un néologisme créé par Guy Debord en 1955, qui introduit de la subjectivité dans une carte réel. Voir : « Les lèvres nues » n°6, mai 1955, Bruxelles.

[4] Il est curieux de noter que John Spilsbury qui invente en 1760 à Londres le puzzle, moyen ludique d’apprendre la géographie ait été cartographe et graveur !

[5] Zhuangzi, penseur chinois du IVème siècle avant J.C. En se réveillant il ne sait plus s’il est Zhuangzi rêvant du papillon ou si c’est le papillon qui rêve qu’il est Zhuangzi.

[6] Philippe Dubois. La question vidéo. Entre cinéma et art contemporain. Yellow Now – Côté cinéma. 2011

25 artistes 25 ans

L’Artothèque départementale est née en 1991.

25 ans plus tard, l’Artothèque nous propose un voyage dans le temps et dans ses collections. 25 artistes, peintres, plasticiens, dessinateurs, sculpteurs, photographes, vidéastes, graffeurs, etc.… une promenade d’artiste en artiste, d’œuvre en œuvre, à la découverte de l’art contemporain.

Depuis son ouverture en 1991, l’Artothèque joue un rôle central dans la création contemporaine réunionnaise.

25 années passées à soutenir la création locale, et aussi internationale, par une politique d’achat d’œuvres ambitieuse, et éclectique.

25 années passées à diffuser ces œuvres auprès du grand public, par des expositions régulières et une politique d’ouverture au monde scolaire.

25 années durant lesquelles les Réunionnais ont pu s’approprier et découvrir plus intimement ces créations grâce à une politique de prêt, simple et accessible à tous.

Ainsi, au cours de ces 25 années, l’Artothèque a acheté plus de deux mille œuvres, organisé une centaine d’expositions, soutenu plus de 300 artistes, d’ici et d’ailleurs. Elle a été le précurseur dans l’émergence des fonds d’art contemporain locaux.

Cet art contemporain local est aujourd’hui bien vivant.

Il puise dans nos propres racines et se ressource à la lumière des grands créateurs internationaux.

Cette exposition retrace, d’œuvre en œuvre, au fil du temps, ce patient cheminement qui a construit pas à pas, image par image, de peintures en sculptures, notre identité et a vu émerger nos artistes contemporains.

Première L’infiniment soi

Pour la première fois, NYHAMABETSAKA, expérimente dans les salons de l’Artothèque la mise en espace de son installation L’INFINIMENT SOI. Elle tente une ultime réconciliation de l’homme avec la nature nécessaire. Sa fabrique donne forme et fait apparaitre les vestiges d’une archéologie des rituels dont elle connait le secret, en dehors des sentiers battus de l’esthétique foisonnante et redondante des contrefaiseurs. Elle collecte, assemble, arrange et réorganise le plus souvent dans un tissage minutieux pour faire apparaitre d’étranges « objets de transes », … En peignant longuement et rajoutant çà et là de longues mèches noires, elle murmure encore des prières magiques dans la langue de toutes les mythologies sociales, comme si elle voulait exalter le pouvoir des fétiches avant que l’on se désagrège dans les cendres de la consumation de nos corps.

Elle nous parle d’une mystérieuse chambre verte où sont enfermée ses sœurs … les déesses aux longues tresses noires semblent fouetter le sol, comme ces sorcières qui frappaient la terre mère de leurs bâtons magiques, une sorte d’exhortation afin de conjurer les mauvais sorts. Telles des Moira, ces tisseuses des destins des hommes et de l’univers. Car au-delà du pays d’atlas, elles dansaient jusqu’aux levés des soleils pourpres, leurs peaux avaient la douceur du cuivre dans le miroir de « l’éther » (1) brillant …

Comme un même souvenir, elle nous raconte ce jardin calli-édénique là où va se réfugier l’éther de nos âmes … Elle [ef- fieure] les parfums délicieux qui voyagent depuis le lointain, dans les lumières chlorophylles. Peut-être avons-nous une parcelle de ce jardin au cœur de nos êtres, qui était autrefois ce paradis que nous avons déjà perdu dans la nuit sidérale. Elle questionne plutôt le prolongement de notre existence, nous transporte dans cet au-delà de la mort et de l’évanouissement de toutes les matières, un jardin de l’errance de nos êtres … Autour, des Adiantum capillus vénéris, les capillaires de porcelaine des guérisseurs, plus fragiles que la blancheur cathédrale, figés par l’incandescence du feu, murmurent des mots indicibles …

Elle nous montre ses mains aux stigmates millénaires pour nous annoncer « l’humanité mutante », se mains tendues désespérément pour nous emmener avec elle, pour nous transporter dans le monde extraordinaire où se transfigurent ses membres hypertrophiés, ultime pose dans le dernier théâtre d’ombres noires, de l’autre côté de l’image, la figuration d’un bestiaire fantastique. Ses mains d’une llithye qui rêve encore du temple sacré, où l’on brulait les encens et le camphre à la blancheur sucrée, dans des lumières intenses, derrière le voile céleste, l’ensecret des Suthradara …

Plus loin, une structure immobile, gardée par l’esprit du prince parfumé (2), le secret de Dieu qui perpétue l’éternité, nous révèle une sorte de métaphore du bulbe capillaire voulant évoquer le sablier du temps ; réceptacle du cinquième élément. Des fibres capillaires, tressées finement semblent accomplir un même cycle… L’instrument, distillateur de Dieu [Al-ambic], où se fabrique toute la substance du monde, [le feu qui s’éteint, l’eau qui s’évapore, l’air qui s’épuise et la terre qui se change en poussière …] (3) Afin que se dégage enfin l’éther parfait, invisible, élixir du recommencement des mondes qui nous survivent après la mort …

Dans la pièce silencieuse … elle nous apparait dans un léger flottement comme si « l’éther » animait encore son autre destinée, son visage s’est effacé derrière ses longs cheveux noirs, seul, son corps absenté, se dresse au-dessus comme le palimpseste d’un autre présent. La mue capillaire survit encore, après, dans cette totale désintégration de sa substance charnelle découvrant l’abandon de sa pudeur, s’affranchissant ainsi du vertugadin désuet. Ces longues tresses tissées dans la même matière noire s’approprient un nouveau territoire utopique, comme un autre corps social en révolution, bousculant la mode nous conformant au blond vénusien ; contrepied radical au « white fashion week ». La mue capillaire s’élabore intimement avec sa propre énergie dans un tissage réorganisant en nappes serrées une silhouette transmutante, une sorte de « Dress code capillaire » poursuivant sa destinée dans l’ombre rebelle d’Angela Davis … Laissant transparaitre un nouveau genre céleste semblable à la promesse d’une universalité.

(1)       L’éther et la théorie de la relativité, Albert Einstein, conférence à l’université de Leyde 1920.

(2)       Zanahary dans la langue malgache.

(3)       Extrait de la conversation d’Apollonios avec Jésus cherchant le chemin du jardin de Daphné, dans [homme qui devint Dieu, par Gerald Messadié 1990.

Alain Padeau,

Saint-Denis, Ile de La Réunion, Février 2015

Extrait du catalogue « L’infiniment soi »

Sphère de solitude éclatée

-Corps-photo

« C’est sur un fond de contestation globale de la société, sorte de dissidence culturelle conduite par l’idéologie hippie au cours des années soixante qu’apparait l’Art Corporel (en Europe) ou Body Art (aux Etats Unis). En rupture totale avec les pratiques artistiques traditionnelles, certains artistes ont fait de leur corps un médium d’expression formelle l’exposant parfois aux situations les plus extrêmes, l’inscrivant avec force dans un discours engagé et subversif visant à perturber, changer ou à remettre en question les anciennes valeurs, les modes de vie traditionnels et le pouvoir établi.

Le recours à la photographie, par ces artistes présentant leur propre corps répondait alors à un besoin de témoigner d’une Action ou d’une Performance éphémère. Rapidement la photographie fut intégrée au processus de création dans une relation où l’artiste lui-même venait faire corps avec son œuvre.

Cette adéquation corps-photo apparait comme un passage entre le sensible et l’intelligible. L’artiste interroge la réalité, nous la montre toujours plus évanescente, légère, insaisissable. Qu’est-ce qu’un corps, qu’est-ce que la matière ? La science moderne l’interroge encore. L’artiste perçoit également cette indécision, la fragilité de cette notion. Une sorte de connexion essentielle existe entre le corps et la photo par leur temporalité et l’idée d’un processus en permanente transformation. Mais aussi, comme le corps – support des principes spirituels, qui figure l’homme, qui en est l’image – la photo est le support d’une image bidimensionnelle où l’épaisseur corporelle est supprimée. Dans cette alchimie identitaire, la pellicule photographique devient une seconde peau, la pensée s’inscrit dans la chair de l’artiste, du corps photographié semble se dégager son univers intérieur, son univers mental.

En choisissant de se limiter à la surface, le créateur invente une nouvelle réalité. Une réalité située au-delà de tout, avec une autre profondeur ; une profondeur différente logée dans le domaine du possible, du non réalisé.

Au cœur de cette entente secrète, la notion de di stance en est la clé. Tout se joue au travers de l’œil, symbole de la perception intellectuelle et organe de la perception visuelle qui sépare le sujet et l’objet Par l’intermédiaire de l’image photographique, le corps est mis à distance et agit, à égalité avec la photo, comme un médium.

Par le regard séparateur qui permet de reconsidérer la matérialité, nous pénétrons dans le domaine de la pensée, indissociable de l’activité créatrice dans laquelle l’artiste engage son propre corps. C’est par le corps que la pensée émerge, les frontières entre esprit et matière sont désormais gommées et le savoir scientifique le confirme, à présent, en offrant une autre conception de l’homme et de son univers qui bouleverse la raison ordinaire.1 Ces « photographies corporelles ‘’ ou métaphores visuelles éclairent la relation continue et sans limite, l’identification entre ce qui est donné à voir, le corps de l’artiste, et sa pensée. »2

Cette pratique de la « photographie corporelle, existe partout ailleurs ce mode d’expression devient prépondérant chez les artistes et nous montre qu’un nouveau langage s’est créé un peu partout dans le monde, sur le mode conceptuel, sur le mode de la représentation abstraite en utilisant le corps comme support De nombreux artistes dans le monde y adhèrent en se nourrissant des spécificités propres à leur culture, des particularités de chacune d’elle et des préoccupations de chaque artiste.

Eric Grondin a concentré sa recherche plastique autour de la douleur de la solitude.

-Corps troublant

La solitude est depuis le XIXe siècle un thème majeur que les artistes n’épuisent pas et qui a, surement, encore beaucoup à apporter. Elle l’essence même de l’homme qui a pourtant vocation à vivre en communauté ; elle conditionne l’homme qui doit aussi la combattre.

« Fais de toi la sphère parfaite d’Empédocle, exultant en stabilité, sa solitude circulaire … ‘’Dans ses « Pensées pour moi-même » Marc Aurèle au IIe siècle de notre ère, louait la richesse de ces moments d’introspection nécessaires à la qualité, à la liberté, à l’autonomie du jugement de l’individu. Cette indispensable compagne, parfois cruelle, est, pourtant, fertile en liberté et en sagesse.

Le repli dans la solitude est recherchée pour se fondre dans la nature ou en Dieu, ou encore s’unir à soi-même. De cette retraite en lui-même et comme face à son propre miroir, fric Grondin a rapporté des images empreintes de la souffrance de ses conflits intérieurs.

Visage masqué, grimé, corps marqué, coloré, ces « tableaux photographiques, révèlent tous la souffrance d’un corps devenu étrange et mystérieux, inquiétant et troublant.

La violence à peine adoucie par les couleurs primaires, couleurs de l’enfance ; ! étrangeté froide d’un rayon vert ; l’énigmatique pictogramme sur un talon qui semble indiquer la direction du sol, de la terre et donc de la mort.

Toutes ces photographies corporelles permettent d’accéder à un monde invisible où la parole n’est plus nécessaire, voire réductrice. Le corps de l’artiste se lie aux signes et aux images et cette corrélation entre le corps et la photo révèle, rend visibles la pensée, l’émotion de l’artiste.

L’œil peint de, « Volcano » pleure. Des rivières de larmes de feu s’en écoulent. Ailleurs le regard inquiétant du clown triste scrute, nous observe, nous défit ; il ne nous fait plus rire. Les « Face I, II et II » intègrent le mouvement des jets d’eau puissants frappant une face peinte qui oscille entre le torrent de larmes et de violence de la gifle. Toujours maquillé, le visage de l’artiste se cache pour mieux se découvrir. Un combat intérieur féroce se joue sans concession.

Le concept de la solitude ne pouvait trouver médium plus pertinent que la photographie pour se manifester. La photographie corporelle devient dès lors métaphore, elle convoque immédiatement plusieurs sens, plusieurs idées ou concepts.

-Corps fragmenté

« ln my room » est une installation visuelle et sonore constituée d’une borne interactive et de trois écrans. L’artiste y a inséré des images de la culture populaire, des mots et des extraits de musiques. Il invite le visiteur à recréer, à partir des séries offertes, un corps divisé en trois séquences : tête, torse et jambes.

Le point de départ de cette installation figure l’artiste lui-même, les yeux couverts de post-it qui ne parviennent pas à masquer un filet rouge sang, une blessure.

Son torse se devine derrière un tronc d’arbre qu’il enlace comme pour se protéger et/ou montrer son attachement à la nature.

Les jambes sont tout juste évoquées par une empreinte de pied sur le sable : il n’est déjà plus là, seule reste la trace de son passage, le témoignage d’une errance au bord de la mer.

Dès lors que le visiteur débutera le travail de recomposition en s’appropriant les morceaux de son corps pour réaliser un autre tableau, ce corps prendra des tonnes différentes et ne sera plus le corps de l’artiste, son corps sera mis en pièces au profit de tout autre chose. Ce corps renouvelé par fragments, par introduction d’éléments extérieurs mèneront inévitablement à une déperdition de son image, de son identité. Celles-ci ne lui appartiendront plus mais seront offertes et partagées avec tous ceux qui accepteront de considérer son œuvre, sa personne pour lui rendre une nouvelle existence picturale.

Des assemblages monstrueux, énigmatique, amusants, tristes… peuvent être créés. Les pieds d’un robot associés à un costume-cravate et surmonté de la tête du roi d’un jeu de cartes : image incongrue. Au total 104 976 possibilités restent à explorer si l’on ajoute les écrits manuscrits qui viennent ponctuer l’image et les musiques qui accompagnent ces constructions surréalistes.

Les figures surgies de cette multitude de combinaisons, les corps fragmentés participent du collage ; tradition héritière du Surréalisme apparue au début du XXe siècle. Considéré comme subversive à l’époque, le collage est aujourd’hui une pratique artistique courante voire normalisée. Alors qu’il se définit, principalement, comme une technique d’assemblage hétéroclite de fragments d’images papier (dessin, photographies, journaux, affiches .. .), le collage dans l’œuvre d’Eric Grondin, élargie aux procédés sophistiqués et instantanés des technologiques moderne, fait ressortir sa nature extensible.

La bizarrerie de ces corps hybrides composés d’éléments disparates s’accentue encore un peu plus lorsque le visiteur décide d’incruster dans l’image un écrit qu’il choisira dans une liste offerte de mots manuscrits. L’artiste propose des écrits que l’on peut rassembler selon deux natures : poétique (rêve, murmure, fragile …) ou bien, énergique (mouvement, résistance, toujours …) ; des mots actif sou passifs, Yin ou yang comme cela pourrait être défini dans la culture orientale. Une exception doit cependant être mentionnée pour le mot « vide », qui est isolé, menaçant comme le néant. Ces mots inscrits dans l’image que le visiteur aura choisi, imprime à l’œuvre qui en résulte une valeur supplémentaire. Comme les tags et graffitis que l’on rencontre régulièrement ne peuvent être réduits à leur fonction sémantique, les signes linguistiques dans l’œuvre appartiennent davantage au registre de ce que Rudolf Arnheim qualifie de « Pensée visuelle ». Ces mots permettent de recréer des univers émotionnels qui remplacent ou reconstruisent ce qui est déjà présent ou absent dans la photographie.

Cet environnement émotionnel, est, si on le souhaite, englobé dans une bulle musicale qui aura elle aussi son parfum de mystère, de douceur ou bien d’énergie tonique.

Œuvre surréaliste mais aussi œuvre ludique. Plus qu’interactive, « ln my room » se situe dans un dispositif immersif. Le visiteur participe du processus créatif de l’œuvre, la borne interactive intègre le visiteur dans l’élaboration de l’image, de son environnement sensible et de son espace sensoriel. Ses choix sont affichés sur des écrans fixés au mur, les sons sont audibles par tous : il expose lui aussi, dans un espace muséal, sous les yeux des autres visiteurs, ses propres créations.

Nouveaux dispositifs audiovisuels qui trouvent l’adhésion de bon nombre de jeunes altistes, ces environnements immersifs sont aussi une réflexion sur l’espace. La bulle personnelle dans laquelle le visiteur crée ou recréé son œuvre mais aussi l’espace de représentation où il se trouve lorsqu’il offre à son tour aux autres visiteurs ce qui ressort de ses choix dans cette mosaïque d’identités multiples, de ses pensées et même de son état émotionnel du moment.

II- Sphère éclatée

-Espace intérieur

Cette spatialisation se retrouve dans le mannequin semblant flotter dans l’espace, suspendu au plafond et recouvert d’un ciel bleu, ponctué de petits nuages sous forme de pictogrammes : « Un ciel radieux » ·

De ce corps d’homme dans les limbes du sommeil, s’échappent des sons que le visiteur peut capter par l’intermédiaire d’un casque audio. Un homme dort et pourtant des vibrations sonores qui émanent de sa tête suggèrent une intense activité. Que sont-elles ? D’où viennent-elles ? Où vont-Elles ?

Sur fond musical des bribes de discours se mêlent aux bruits de la ville ou de la maison, ou à celui d’une radio mal connectée. Ces fonds sonores n’ont aucun sens hormis celui d’une accumulation d’informations, d’archives imma1érielles comme celles que l’on pourrait retrouver dans un pli de son ordinateur ou encore dans les recoins du cerveau. Toute une masse de connaissances, dormante inutilisées qui est pourtant stockée malgré soi. Que sont-elles ? D’où viennent-elles ? Où vont-elles ? Un mystère qui confirme cependant que notre savoir et nos connaissances ne sont pas tous issus d’un apprentissage conscient, ils s’infiltrent en nous malgré nous, à notre insu et sont toujours prêts à servir, à surgir, à ressortir de manière appropriée et cela, parfois à notre grand étonnement. La théorie mimétique découverte par René Girard qui a brillamment analysé les mythes et les évangiles a trouvé une confirmation dans les neurosciences par la découverte, en 2010, des neurones miroirs appelées aussi neurone de l’empathie. Des pans entiers de notre savoir sont le fruit de répétition, de limitation du mimétisme. Le cerveau doté de neurones miroirs sensibles à un mouvement, un geste intérieur, provoquent, par un effet de miroir, l’amorce de ce même geste observé. C’est ainsi que des apprentissages nouveaux se forment en nous dans de larges domaines : linguistique, affectif, émotionnel… Par assimilation passive, par imitation, par la réflexion du miroir.

-Espace privé/Espace public

« Varangue »3 est une installation qui creuse cette réflexion sur le miroir. Une fois encore le visiteur participe de l’œuvre puisqu’il est invité à s’assoir face à un écran entouré de webcams qui capturent et diffusent instantanément son image divisée en quatre parties comme sur les écrans de surveillance. Le visiteur se voit à la fois de face, de profil et de dos et découvre, aussi, en une seule vision, en une vision panoramique, tout son espace environnant.

Des philosophes du XXe siècle, Merleau-Ponty est celui qui a accordé à l’espace une attention toute particulière. Sa philosophie du spatial se fonde sur le corps et s’intègre dans sa théorie de la perception4. Le corps est celui avec lequel nous percevons le monde et qui fait qu’il existe. Le corps est donc à l’origine de la spatialité. L’espace n’existe pas en soi, c’est le corps qui est le principe et la connaissance de l’espace.

Dispositif immersif, « Varangue », en plaçant artiste-visiteur, créateur de lui-même, race à un miroir élargi, lui permet d’appréhender son corps dans l’espace, dans sa bulle personnelle, espace aux dimensions invisibles que Edward T. Hall a été le premier à définir comme un espace personnel, sorte de bulle psychologique.

L’installation « miroir » va plus loin dans la multiplication des reflets de soi en diffusant, en temps réel sur Internet, les mêmes images qui s’affichent sur les écrans. Cette mise à distance du corps à la fois dans l’espace d’exposition et sur la toile, simultanément, correspond à une ouverture de l’espace public privé vers l’espace public et correspond aussi à cette inclinaison de plus en plus répandue chez les utilisateurs du réseau à s’exposer, à exporter sa vie quotidienne, même la plus ordinaire, hors des espaces habituels vers les nouveaux espaces que représente le Web 5Cette amplification de soi pourrait bien être une quête de soi à travers l’Autre, une volonté de capturer une image de soi toujours mouvante et aussi une manière de se disperser pour se recomposer. La multiplication de miroirs se conçoit comme une nouvelle voie de connaissance de soi et des autres. Cette ­ « explosion de soi » en images multiples, ce partage de soi avec autrui fait éclater la sphère, la bulle personnelle. Serait-elle la nouvelle conquête d’un soi autonome ?

-Espace dilaté

« Cloud » (Nuage), l’installation éphémère filmée d’Eric Grondin le représente dessinant au sol le pictogramme du nuage par accumulation de petits verres à rhum remplis d’un liquide transparent où baignent des bâtons lumineux que les pêcheurs en mission nocturne utilisent pour attirer les poissons.

Ce sont des petits tubes qui, lorsqu’ils sont rompus libèrent une lumière fluorescente pendant un court instant. Disposés dans cette multitude de verres, patiemment ajustée, ils diffusent leur éclairage tonique et vibrant, une lumière vert fluo électrique, sur une surface au sol d’environ deux à trois mètres et donnent corps au nuage stylisé. Ce flamboiement psychédélique, joyeux et pétillant, ce frétillement qui embrase tout le nuage puis s’éteint offre un spectacle féerique, magique, irréel et souligne son aspect artificiel comme pourrait l’être le Cloud computing ou nuage informatique qui concentre en une vaste archive immatérielle de données informatiques de tous bords.

C’est en quelque sorte la réponse de l’artiste à la question de l’expansion de soi à travers les réseaux qui pourrait bien se révéler n’être qu’une légère illusion comme celle procurée par le rhum parfumé distillé dans les alambiques d’une ile tropicale, paradisiaque, ne natale de l’artiste.

Si la solitude, condition de l’homme, est aussi, à l’image des rites d’initiation, un obstacle à surmonter. Elle ne le construit que par son dépassement, que par son ouverture à l’Autre. Mais cette expansion des espaces d’« exposition de soi » qui offrent de nouvelles possibilités de se rapprocher de soi et des autres peut aussi se comprendre comme un fantasme d’ubiquité, attribut divin, et sans doute comme n’étant qu’un rêve.

Caroline de Fondaumière

Historienne de l’Art

3 La varangue est un élément d’architecture créole. Aéré et frais, il est, sous les tropiques, le lieu convivial de rencontre, de discussions, de bavardage…

4 Merleau-Ponty Phénomologie de la perception. Ouvrage majeur de 19455 Anne Cauquelin. L’exposition de soi, du journal intime aux webcam

Des fleurs sous la varangue

L’éducation artistique et culturelle en milieu scolaire est l’une des missions de l’Artothèque qui, sachant la qualité et le sérieux de son travail ainsi que son engagement, a choisi de confier à l’artiste photographe Annie Decupper d’initier les adolescents du Collège Le Bernica (Saint-Paul) aux techniques et à l’histoire de la photographie.

Cette rencontre entre l’artiste et les collégiens désireux de suivre cette formation s’est déroulée de février à juin 2014 et a enthousiasmé les jeunes et leur famille car elle accordait une attention particulière aux liens qui unissent les générations entre elles et la transmission qui en découle.

Cette exposition : « Des fleurs sous la varangue » rend compte du travail réalisé entre l’artiste, les collégiens et leurs parents mais aussi de l’intimité des familles et la poésie des gestes quotidiens que les jeunes photographes ont choisi d’évoquer.

Les photographies de Annie Decupper nous révèlent, quant à elles, un autre côté de la photographe qui cette fois se lance dans une photographie en couleur pour souligner les moments enchanteurs de ces rencontres sous la varangue fleurie.

Lors d’une précédente résidence artistique au collège La Chataire (Le Tampon) en 2010 Annie Decupper a effectué un travail sur l’adolescence à partir d’un lieu, d’un portrait, d’un objet choisis par les collégiens. La photographie leur a permis de s’exprimer, de révéler une forme d’intimité bien au-delà des mots. Les images étaient présentées sous la forme d’un triptyque et exposées à la Médiathèque du Tampon sous le titre : « Secrets ».

Poursuivant ce travail sur l’adolescence et l’intime, elle a proposé une réflexion sur la relation entre adolescents et parents/grands parents à cette période de l’existence où le lien avec les adultes plus âgés est souvent perturbé et les échanges difficiles. A travers une production visuelle en photographie elle a offert aux collégiens la possibilité de recréer ce lien. Le défi que relève l’approche intergénérationnelle est de créer une atmosphère, de transmettre les savoirs, les savoir-faire, les savoir-être et les savoir-vivre ensemble.

Cette proposition photographique permet d’instaurer une relation inter active de l’artiste avec les collégiens, basée sur l’échange, le faire l’un pour l’autre. Les élèves ont aidé l’artiste à réaliser les portraits : accrochage et installation du fond photo, réflecteur. De son côté elle leur a transmis son savoir afin qu’ils puissent accomplir au mieux leurs propres images. Tout ce travail est lié à l’échange entre être humain d’âges différents : adolescents, photographe, professeurs, parents, grands-parents.

Annie Decupper s’est inspirée de la photographie africaine des années 1950. Elle a choisi de travailler en lumière ambiante, sous la varangue avec un fond photo plutôt kitch qui symbolise la bulle intime et délimite tout environnement. La pause académique est empruntée à ces photographies anciennes mais il se dégage de ces images un sentiment de légèreté et l’évidence de cette relation intergénérationnelle.

L’Artothèque se félicite de l’aboutissement de ce projet en partenariat avec l’Académie de La Réunion et propose une exposition de ces recherches artistiques du 28 juin au 21 septembre 2014.

Première Bulles de rêve

Comme des bulles s’échappant d’une vie linéaire, les rêves ouvrent les portes vers d’autres soi-même, d’autres existences ; drôles parfois, extravagantes sûrement et quelques fois sombre.

Tous ces rêves sont créateurs et impriment à la conscience des images, des mots, des sentiments qui nourriront et participeront à la construction souvent de la vie ordinaire, quelque fois d’œuvres artistiques, d’un coup de génie scientifique ou bien simplement de la vision d’un évènement qui se réalisera plus tard.

Ces rêves prémonitoires signent un lien entre un univers invisible et la réalité quotidienne, entre l’au-delà et le monde qui rassemble les êtres sur terre. L’origine divine des rêves s’inscrit dans toutes les civilisations. Même à l’époque moderne ces croyances perdurent.

Au début du XXème siècle, l’interprétation des rêves déterminera la recherche des grands psychanalystes Freud et Jung qui y voyaient une porte ouverte vers l’inconscient. Fort de ces études scientifiques, les artistes liés au mouvement surréaliste ont prôné la toute puissance de cette autre réalité qui conférait au rêve une supériorité face à la raison. De même, chez les chamanes du monde entier ces évasions nocturnes sont source d’inspiration dans la vie de tous les jours.

Cette porosité entre le rêve et la réalité se vérifie partout et aussi à la Réunion. L’île de l’Océan Indien, à la croisée des peuples européens, africains et asiatiques a engendré un syncrétisme religieux source de mythes et légendes vivaces, issues de l’imagination ; souvent sombres, ils cristallisent toutes les peurs. Au fils du temps des faits divers vont se muer en mythes et de nouvelles légendes vont se forger au détour d’une route, d’un bassin ou d’autres lieux imprégnés d’une histoire fatale.

De ce corpus lié à l’histoire de la Réunion, analysé sous leurs différentes versions, compilé et étudié, Genathena y trouve le prétexte à ses recherches plastiques. L’artiste y puise la matière qui nourrit son intérêt pour le rêve, le rêve enchevêtré dans le réel, voire comme élément constitutif du réel. La toute puissance du rêve comme marqueur de la réalité.

Cette réalité souvent dramatique suppose un dessin sombre simplement ponctué de couleurs. Dessin aux traits fin ondulants et souples où alternent des lavis aux tons fris et pastel. Des œuvres curieuses où le merveilleux et le poétique côtoient l’effroi et les figures inquiétantes dans un flot d’encre de Chine dense qui couvre le support de papier et laisse libre court à l’imagination.

1 Daniel Honoré- Légendes créoles- 2002- Ed. UDIR

Chacun de ces dessins figuratifs nous plongent dans un univers onirique et fluide d’où surgissent des formes étranges et chimériques qui créent une tension subtile parfois, mais où l’épouvante submerge ailleurs.

Les tâches éclaboussées, les bulles d’encre ou aquarellées s’engrainent sur l’ensemble des œuvres graphiques et son rendu par les ballons dans son travail photographique. Ces petites sphères légères s’élèvent, virevoltent et pétillent autour d’animaux effrayants ou de scènes tragiques ; elles semblent se rire des drames qui se jouent et quelques fois s’en nourrir ou bien en émaner directement.

Comme ces bulles que forment les rêves, échappés du psychisme, celles dessinées par l’artiste semblent surgir des drames humains pour grossir l’imaginaire collectif et enfanter des mythes et des légendes.

Calmes ou déchaînées, ruisselantes et entraînantes les eaux embrassent toutes les scènes. La fluidité de l’eau convient aux légers et caressants lavis de l’artiste mais sert aussi l’atmosphère vaporeuse des scènes représentées qui fluctuent entre le réel et l’imaginaire. La finesse des lignes que dessinent les cheveux, expressions extérieures des pensées, ces chevelures mystérieuses qui enlacent et traversent toute son œuvre, sont autant de traits qui unissent des univers parallèles.

L’ensemble des œuvres de Genathena nous plonge dans les méandres sensuels et enchanteurs du rêve tant dans son travail graphique que photographique qui flirtent avec les mangas et dessins animés.

Des esprits charmants ou angoissants et autres créatures aux formes et consistances diverses grouillent, se meuvent, enflent et glissent et glissent avec fluidité. Ils menacent des êtres humains réduits à leur fragilité, tels des peluches désarticulées et douces soumises au grappin grinçant et gigantesque comme dans les fêtes foraines. Les lignes souples s’enchevêtrent et se tressent dans un corps de sirène, s’enroulent et se transforment en scorpion menaçant et s’emmêlent à la croisée des chemins.

Cette exposition saturée de rêve fantasmagorique est constamment parcourue d’un frisson d’angoisse que la poésie des univers enchantés vient adoucir.

C’est le dessin que Genathena a choisi comme pratique artistique mais elle ne se limite pas à la plume et à l’encre, la photographie lui permet une approche différente dans sa recherche sur le rêve, les mythes et légendes qu’elle étend dans le temps et l’espace vers des régions plus lointaines comme la Grèce, réservoir particulièrement fécond dans le domaine de la mythologie.

On y retrouve les bulles, la porte, le miroir, la grotte, le champignon, autant de points d’entrée dans l’univers onirique, fabuleux et mystérieux que l’artiste a exploré dans toutes ses profondeurs.

Caroline de Fondaumière, Historienne de l’Art, extrait du catalogue « Bulle de rêve », 2014