Patrimoine et création

Dans le cadre de son projet de mandature 2015-2021, le Département a mis en place en 2017 un dispositif original de soutien à la création artistique et de valorisation du patrimoine : les Résidences « Patrimoine et Création ».

D’année en année, le succès de ces résidences d’artiste ne se dément pas. Une bourse pour la création et la diffusion est attribuée au projet retenu après l’étude de plus d’une centaine de dossier chaque année.

Ce dispositif renouvelé vise à faire dialoguer le temps d’un trimestre voire d’un semestre les créateurs avec le patrimoine conservé et valorisé par l’institution sur 8 sites : les trois musées, l’Artothèque, Mascarin jardin botanique de La Réunion, les Archives, l’Iconothèque et la Bibliothèque (BdR), tout en favorisant les échanges avec les professionnels du lieu ainsi que des actions de médiation auprès des usagers autour du projet. Les créations issues de ces projets sont aussi hétéroclites que les disciplines, et souvent couronnées de belles surprises artistiques.

En 2017 l’Artothèque a accueilli Mounir ALLAOUI, plasticien, vidéaste qui a réalisé une résidence d’artiste de 6 mois et qui a donné lieu à plusieurs conférences

L’Artothèque a également accompagné l’artiste Eric LEBEAU dans le cadre de la 3ème édition des résidences d’artistes. Une résidence originale et qui peut surprendre au 1er abord puisqu’elle propose de mettre en résonnance « de la musique vivante dans un lieu de conservation » et d’offrir aux visiteurs un voyage « onirico-sonique ».

Intitulé « Mizik-Ô-Mizé », cette résidence s’inscrit dans la suite d’ateliers d’écriture de chanson menés par Eric LEBEAU et qui lui ont donné l’envie de continuer le travail entrepris. Le Département souhaité le soutenir dans ce projet et faire en sorte qu’il puisse élargir le public touché et créer, entre lui et les visiteurs, des conditions favorables à l’échange et à la discussion afin de nourrir l’imaginaire de chacun autour du processus de création.

Grâce aux résidences, artistes et lieux d’accueil s’enrichissent mutuellement de leurs connaissances et compétences. Elles nourrissent considérablement la pratique professionnelle de tous et provoquent des synergies insoupçonnées, de belles rencontres et des créations originales qui ne manqueront pas de séduire le public.

Les résidences d’artistes « Patrimoine et création » initiées par la Direction de la culture a permis à l’Artothèque de recevoir des artistes dans ses locaux.

« Hors les murs »

En 2008, en partenariat avec le CNEAI, Le Centre National Edition Art Image à Chatou, anciennement Centre National de l’Estampe et de l’Art Imprimé, des résidences d’artistes sont organisées annuellement permettant aux plasticiens réunionnais d’entrer en contact direct avec le milieu de l’Art Contemporain parisien.

Les œuvres issues de ces résidences sont systématiquement des œuvres originales multiples qui sont partagées entre le CNEAI, l’artiste et l’Artothèque. Ces résidences d’artiste ouvrent donc une autre voie pour faire entrer des œuvres dans nos collections. Mais aussi ces œuvres multiples peuvent être mises en ventes directement auprès du public, participant ainsi à une large diffusion.

Ce partenariat a été renoué en 2017 après une suspension en 2010 consécutive à l’absence de la directrice qui reviendra en 2013.

* Danse avec un pigeon de Thierry Fontaine

* Kinola ; Pié de mangue 1; Pié de mangue 2, Lavion de Henri Maillot

* Ocean camp d’Ester Hoarau

* Pieds de bois de Yo Yo Gonthier

* Vidéo 786 – sonnenbrillen de Soleïman Badat

* Head-Toy de Pascale Simont

Appel à projets

Acteur de la vie culturelle, le Département de La Réunion est partenaire des artistes et des associations via des aides directes et indirectes dans tous les champs disciplinaires. Il anime également une dizaine d’établissements parmi les plus prestigieux de l’île, du fait de leur ancienneté, des thématiques qu’ils traitent, de la variété et de la richesse de leurs collections, de la qualité du service public qu’ils proposent. Le Département a mis en place depuis 2017 un dispositif original de soutien à la création artistique et de valorisation du patrimoine : les Résidences «Patrimoine et Création».

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Panorama 2

UNE SCÈNE ACTUELLE, PLURIELLE ET VIBRANTE

La Réunion abrite une constellation d’artistes plasticien.nes de tous horizons, qui déploient autant d’objets, d’images et d’histoires propres à leurs visions perçantes et singulières du monde. Poétiques ou militantes, vaporeuses ou intenses, contemplatives ou actives, naïves ou désenchantées, leurs productions s’ancrent bien souvent dans ces croisements aux creux du visible, d’un réel éprouvé et de l’imaginaire.

Pour le deuxième volet de « Panorama » présenté à l’Artothèque de La Réunion, il s’agit une nouvelle fois de mettre en l’air cette constellation formant la scène actuelle, plurielle, vivante et vibrante de notre territoire, dans une liberté bien allante de circulation du regard et de déploiement des récits.

Les artistes exposés racontent d’ici comme l’ailleurs, et leurs œuvres nous invitent autant à suivre ce qui se trame au sein du rêve et de l’intime, que ce qui se joue dans nos rapports aux symboles, aux fables, aux paysages et aux rites comme aux êtres habitant nos chemins de traverses.

Jeunes comme confirmés dans leurs parcours, ils partagent ce défi commun de s’engager dans la voie à la fois risquée et fabuleuse de la création, d’apporter de nouvelles intrigues au monde, et de nous les proposer en partage.

Leïla Quillacq, Co-commissaire de l’exposition Panorama 2, 2021

NOTES DES PREMIERS JOURS

Le choix des œuvres présentées dans Panorama s’organise à la manière d’une « vanité », genre pictural qui met en image la passion humaine, le temps qui passe, la bonté de la terre et la présence de la mort.

L’Artothèque aura présenté le travail de 47 artistes en deux séquences.

De génération, de cursus variés, une majorité de ces artistes sont diplômé-es de l’École supérieure d’art, qui comme l’Artothèque fêter 30 années d’existence en 2021.

De ces années 2020 on se souviendra du crash de nos sociétés vaniteuses et toxiques. Comme l’écrit J.L Siesling : « Dès l’origine, l’art était sans utilité. Ou mieux : l’art était au-delà de l’utilité, voire au-delà de l’usage. Il l’est toujours, bien que les sociétés lui trouvent des fonctions diverses.

Pourquoi en avons-nous besoin ? Pour être ce que nous sommes ? ».

[L’Art autrement, Arte Libro, 2017]

Antoine du Vignaux, co-commissaire de l’exposition Panorama 2, 2021

Panorama 1

 « Pour acquérir cette solitude absolue dont il a besoin s’il veut réaliser son œuvre – tirée d’un néant qu’elle va combler et rendre sensible à la fois – le poète peut s’exposer dans quelque posture qui sera pour lui la plus périlleuse. Cruellement il écarte tout curieux, tout ami, toute sollicitation qui tâcheraient d’incliner son œuvre vers le monde ». Jean Genet, Le Funambule Il y avait urgence. Urgence à proposer du soutien à ces femmes et hommes, artistes-auteurs, qui justement se coltinent au choix et dans le désordre : le flux invisible et tendre du souvenir, les certitudes obscènes des bornes kilométriques, le chuchotement généreux de la terre, la Vitesse effrontée du souffle, la lumière liquide, mais surtout de nous offrir l’éternité retrouvée. Car ce que nous continuons à vivre doit être interrogé, interprété, exprimé avant qu’il ne soit trop tard.

Réaliser une œuvre, peu importe les histoires de techniques, d’histoire de la technique, c’est l’expression d’une volonté de s’exfiltrer du langage fonctionnel pour bricoler cette alliance intime entre le besoin de s’évader et une redoutable conscience de l’agir. Maintenant, demain, un jour, jamais ? Cela n’a pas vraiment d’importance.

C’est en vagabondant du sud au centre en passant par le grand nord, que les récits se sont organisés. On découvre des espaces de travail, un atelier quand il y en a, sinon les gigabits qui clignotent. Une couleur qui parle à une autre qui à son tour invite une suite de papier collés à bavarder de manière informelle avec des carrés de goni peints. C’est dans ces moments que nous est conté la vraie histoire du pastel gras et du papier kraft, la disparition constatée des pétales de fleur argentiques. On nous confie les secrets de l’enfance sans titre ou le refus du corps incarcéré dans de stupides formats.

Quand les artistes parlent, ce sont leurs gestes et expressions qui toujours séduisent : commenter la montée du disque dur, choisir une série d’images et les poser délicatement sur le sol comme on dresse une table. Ils maitrisent l’art essentiel du préliminaire, alternant le sentiment d’abandon au bord du chemin et l’importance de partager le souvenir de « la saveur d’un orage à l’abri d’un toit ».

La fondation de l’Artothèque en début des années 1990, était le fruit d’une synergie puissante entre artistes, publics et politiques. Elle se positionnait en trait d’union avec l’ensemble des acteurs des arts visuels et de la culture réunionnaise. De nouvelles générations d’artistes se succèdent, la plupart sortent de l’école supérieure d’Art, travaillent avec les structures existantes et les associations qui les accompagnent au quotidien.

Tous les artistes qui ont été retenus pour cette exposition sont professionnels, de toutes générations. Ils contribuent au développement de l’île et à son attractivité.

« Panorama », c’est une diversité de pratiques, et d’engagement, tous ces signes avec lesquels nous traçons une vision collective et critique du monde qui s’annonce.

Antoine du Vignaux

Commissaire de l’exposition

Bannir le vert

Serait-ce le hasard ? Les films de Mounir Allaoui sont le fruit de résidences d’artiste dans des lieux forts de leur histoire et de leur valeur patrimoniale. Parcs et jardins sont le terreau d’une ample réflexion qui fournit à l’artiste un vaste champ d’investigation à la fois artistique, poétique, scientifique, historique et philosophique. Un coup de dés ? 1

1Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1897 (pour sa première édition). Allégorie du passage d’un monde de certitudes vers un univers d’aléatoires.

Ce sont sûrement des coïncidences qui ont permis au jeune vidéaste de sillonner la France à travers son patrimoine historique en qualité d’artiste et d’y résider en 2011 au Château La Borie, en 2015 au Parc Jean-Jacques Rousseau, en 2016 à la Saline Royale d’Arc-et-Senans et enfin en 2017 de retour à La Réunion où il s’imprègnera du patrimoine de l’île à I’ Artothèque.

Ce sont cinq jardins, cinq « espaces verts » de cette couleur végétale qui apaise, celle de la nature.

Il n’est pas fortuit que le tire de cette exposition soit emprunté au célèbre et transgressif cinéaste japonais Nagisa Oshima qui disait du vert qu’il adoucit le cœur des gens : « Le vert édulcore les sentiments des Japonais. Cela m’a paru indubitable. C’est pourquoi j’ai totalement banni cette couleur ».2

2Nagisa Oshima, Ecrits, 1956-1978. Dissolution et jaillissement, 1980, Cahiers du Cinéma Gallimard.

Le cinéma de Mounir Allaoui, épris de culture japonaise, s’est plutôt orienté vers l’esthétique tranquille des grands cinéastes comme celle de Yasujiro Ozu (1903-1963) connu pour ses films épurés et sobres à la recherche de sérénité.

C’est tout naturellement que l’artiste s’est plongé, dans le vert qui sied à sa nature vagabonde et sa fantaisie poétique.

Le long des allées verdoyantes et des sentiers dis simulés, Mounir Allaoui promène sa caméra, balaie le paysage comme un peintre mélangeant ses couleurs. L’artiste nous rapporte des œuvres dont la légèreté laisse deviner la séduisante complexité à, travers une constante formelle et esthétique.

En pénétrant dans cet univers végétal, l’artiste lance les fils que tissent art et nature.

L’imprévisible Parc Rousseau qui invite à la déambulation, à la découverte, contraste avec les jardins d’Arc-et-Senans ou du Château de La Borie.

Au XVIIIème siècle, à Ermenonville, le marquis René-Louis de Girardin, très marqué par la mode des jardins anglais, s’en inspirera pour créer ce jardin où Jean-Jacques Rousseau, dont il était un fervent disciple, fut inhumé. Les itinéraires n’y sont pas balisés, les points de vue multipliés, la perspective atmosphérique et celle de la peinture anglaise avec ses variations de feuillage, ses accidents du terrain, tout ce qui apporte une impression de naturel, d’une nature d’apparence non domestiquée.

Le jardin à la française, à l’inverse, issu quant à lui des modèles classiques, se retrouve à Arc-et-Senans marqué par une perspective optique, des formes géométrisées et rigoureuses.

A l’Artothèque, villa du XIXème siècle, on retrouve, sous les tropiques, l’inspiration néo-classique du jardin à la française par in géométrique et sa symétrie qui avec le temps et par sa végétation luxuriante prend l’apparence d’un jardin anglais dans une combinaison originale qu’est le jardin créole.

Qu’il soit classique, anglais, français ou autre, les jardins sont tous des mondes clos où l’aspect informel et naturel est soigneusement cultivé. Le parc de I’ Antiquité, espace clos annexé au domaine royal, offrait des réserves de chasse qui ont évolué avec le temp pour devenir des parcs paysagers.

Mais ce paysage qu’est-il ? Le fruit de combinaisons aléatoires ? Le mot même de paysage n’existait pas dans l’Europe d’avant la Renaissance. Le paysage, le pays, le territoire appréhendé d’un seul regard est lié aux représentations artistiques. « Le paysage est en même temps réalité et apparence de réalité ». Augustin Berque, il est la rencontre de notre subjectivité et la réalité objective de notre environnement.3

3 Augustin Berque, Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, 1995, Ed. Hazan.

Serait-ce accidentel, une redondance de l’artiste, alors même qu’il est en résidence dans ces jardins, au cœur du paysage, qu’il multiplie les vues du parc à travers le cadre d’une fenêtre ? La répétition du motif qui survient régulièrement dans chacun de ses films renvoie inévitablement à l’histoire de l’art qui voit apparaître le paysage par la fenêtre. Le paysage surgit ainsi pour la première fois dans la peinture européenne, en Flandre, au début du XVème siècle. La fenêtre dans le tableau encadre le paysage, elle institue le pays en paysage 4.

4 Ibid., p.106

Dans les œuvres de Mounir Allaoui, l’enchâssement du paysage dans un tableau de paysage est aussi une mise en abyme que l’artiste renouvelle dans chacun de ses films créant une perspective différente, imbriquée, donnant une profondeur continue aux images.

Ces effets répétés de miroir bouleversent et perturbent. Cette autoréflexion plonge le regard dans la confusion. Et c’est précisément le regard qui artialise le pays en paysage5. C’est, selon Alain Roger, l’art qui conditionne notre perception du réel en proposant ses modèles. « Nous sommes à notre insu, une immense forgerie nous artistique tout et nous serions stupéfaits si l’on nous révèle tout ce qui, en nous, provient de l’art. Il en va de même pour le paysage, l’un des lieux privilégiés où l’on peut vérifier et mesurer cette puissance esthétique »6.

5 L’artialisation est un concept défini par Alain Roger qui s’applique à démontrer l’intervention de l’art dans la transformation de la nature. Alain Roger, Court traité du paysage, 1997, Ed. Gallimard.

6 Ibid., p. 16

On se souvient d’une conférence de 1914, où Marcel Duchamp affirmait : « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Et même si Alain Roger renverse cette position avec la notion d’artialisation, n’en demeure pas moins une réciprocité, une interaction entre le regard et la chose regardée que la science moderne a démontré à travers la physique le quantique7.

7 La physique quantique montre que la réalité est interdépendante de la conscience humaine. L’observation consciente en est la clé. La pensée crée la réalité.

Ces espaces verdoyants, ces jardins d’expérimentations visuels, Mounir Allaoui les enracine dans la terre.

L’artiste a fait sien le plan « tatami » du cinéaste Yasujiro Ozu. Les jardins sont surpris au ras du sol, dévoilant une image réduite du monde où la vie s’organise à son propre rythme, tantôt lent, tantôt rapide. Les parties du jardin qui échappent aux travaux du jardinier, les herbes oubliées et les petits animaux, offrent parfois un ballet appliqué, ou encore une activité frénétique, une vie différente, un autre monde ou encore un autre paysage marqué par la liberté, l’imprévu et la fantaisie. Un monde en petit enfoui dans le jardin, lui-même microcosme. Dans sa déambulation, l’artiste s’attarde sur une pierre seulement animée par le fil de d’une araignée qui ondule avec les mouvements de l’air (Arc-et-Senans), il fait une pause et ses plans fixes évoquent un tableau, une estampe, une nature morte. Mais déjà la caméra pointe le ciel bleu parsemé de nuages cotonneux tel « Le Fuji par temps clair » d’Hokusai.8 Un moment de respiration qu’il puise aussi dans la mémoire des envolées célestes des films de Hayao Miyazaki.

Mounir Allaoui dresse une cartographie des jardins, de ses espaces. Il explore ses dessous, ses dessus et ses marges. Lorsqu’il se place spatiale aux abords des bâtiments, il poursuit sa quête spatiale en   confrontant le dedans et le dehors, métaphore de l’être et du non être.9 Le jardin se construit à l’image de celui qui l’élabore. Il en est son prolongement. Il requiert, une activité souvent mécanisée que le cinéaste observe avec attention et quelque humour.

8 Estampe de 1830 aussi appelée « Le mont Fuji rouge » qui appartient à la série « Les trente-six vues du Mont Fuji »

9Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 1957, Ed. Presses Universitaires de France.

La douceur poétique de Mounir Allaoui est perceptible lorsqu’il porte son regard sur la verte végétation et le ciel bleu. Il affirme sa position en s’arrimant aux antipodes du sulfureux Nagisa Oshima qui s’était interdit, dans ses films, le vert facile et le ciel rassurant.

Cependant, le vert n’a pas toujours été apaisant. Jusqu’au XVllème siècle il était associé à l’excentricité. Son caractère transgressif et turbulent lui venait d’une technique mal maîtrisée pour le fixer. Le vert instable est de nos jours encore exclus des théâtres en raison de sa chimie qui la rendait dangereuse autrefois 10. Si le vert est aujourd’hui symbole de paix et de nature c’est qu’il est affaire de perception. « La perception des couleurs n’est pas un phénomène naturel, anhistorique, ni d’emblée individuel, mais d’abord une activité culturelle, collective, historique » 11. La perception est aussi affaire de cognition.

Georges Roque distingue le plaisir que procure la couleur chez celui qui la regarde et la méfiance chez ces mêmes peintres du début du XXème siècle qui furent pourtant et avant tout des coloristes.12 Il l’a relevé également chez des photographes, alors pourquoi pas chez ce cinéaste japonais chez qui : « On pourrait considérer cette crainte comme la peur d’une couleur qui perde sa nature de signe en n’étant plus que signifiant, signifiant pléthorique ne renvoyant plus à rien qu’à lui-même ».13

10 Michel Pastoureau – Dominique Simonet, Le petit livre des couleurs, 2015, Ed. du Seuil

11 Georges Roque, Art et science de la couleur, Chevreul et les peintres de Delacroix à l’abstraction, 2009, Ed. Gallimard

12 Georges Roque, Remarques sur l’hédonisme des couleurs et leur autonomie, in Technè n°24, 2016.

13 Ibid., p. 27

Mounir Allaoui retourne le postulat de Nagisa Oshima pour s’immerger dans le vert végétal et le bleu aérien, tel le lotus qui plonge ses racines dans la vase pour s’élever et s’épanouir au-dessus des eaux, à l’air libre et au soleil.

Indiscipliné, l’artiste suit son imaginaire, s’adonne aux plaisirs du jeu, aux divagations poétiques en inversant constamment les concepts.

La confrontation est permanente dans le travail de Mounir Allaoui. Il interroge l’histoire du cinéma, juxtapose image fixe et image en mouvement, nous rappelle l’illusion dans la perception du mouvement par la multiplication d’images fixes depuis les Chronophotographies d’Eadweard Muybridge en 1880.

L’installation vidéo intitulée « Arrêt sur l’Eden, 2019 » projette un film d’une minute quinze fractionné en six parties diffusées sur des tablettes numériques qui nous plonge dans les profondeurs d’un jardin paradisiaque où la femme est immergée dans la nature, le feuillage dense et l’eau limpide. A chacune de ces tablettes est associée une capture d’écran imprimée sur papier. Le temps très court de la vidéo -quelques secondes-fait face à l’image fixe. Il y a dans cette œuvre une réelle volonté de briser l’illusion du mouvement et de se jouer des représentations, brouillées dans les films et lisibles sur la photographie.

Avec « Arrêt sur l’Eden, 2019 », la présence du vidéaste est sensible dans les tremblements de la caméra qui suspend le jardin dans le temps par des arrêts sur mouvement. Le jardin de l’Eden se fige un instant. L’instabilité de la caméra portée révèle l’incursion de l’artiste dans l’image, toujours présent dans les autres films (Parc Rousseau, La Borie, Arc-et-Senans, Artothèque).

« C’est le regard subjectif, l’implication personnelle la présence subtile du filmeur qui en fait une œuvre d’art délicate, c’est en quelque sorte un film miroir qui nous informe autant sur le cinéma que sur l’artiste, ses regards, ses sentiments, ses méthodes sa culture, sa poésie, ses rêveries, sa « mythologie personnelle »14 ». La douce attention portée à cette jeune femme observée dans une nature qui l’enveloppe et dans laquelle elle se fond parvient à nous convaincre qu’elles sont inséparables. L’humain fait partie de la nature. A n’en pas douter, si la performance de Mounir Allaoui, « Arrêt sur l’Eden 2019 », délaisse la couleur pour aller vers le sépia ou le noir et blanc c’est bien que l’artiste, lui aussi, fui cette distraction pour aller vers l’essentiel.

Dans ce jardin de l’Eden, l’artiste nous rappelle également que le paradis des musulmans, dont la religion naît dans le désert, est vert. 15

A la couleur verte s’attache, dans le sud de l’île, le bleu du jardin maritime.

A Saint-Pierre un deuxième espace d’exposition lui permet de confronter non plus l’image en mouvement et la photographie mais cette fois ci ce sont cinq vidéographies qui renvoient à la matérialité de la peinture. Cinq peintres16 ont accepté de participer à cette installation vidéo en se mettant en scène, en étant filmé pendant la réalisation d’un tableau. Le même point de vue -un bord de mer-presque la même image à la fois filmée et peinte. Les médiums différents s’associent et ouvrent un dialogue entre la matière de la peinture sur toile et l’immatérialité de la vidéo, entre la présence réelle et son image. Cette œuvre présente le même sujet abordé de multiples façons. La représentation réaliste de la nature par les cinq peintres avec leurs techniques picturales propres, propose un paysage identique et le cinéaste, quant à lui, filme au même endroit les cinq tableaux en train de se faire, les images se fondant parfois les unes dans les autres : c’est le jardin maritime dans tous ses états. Une inversion sans fin entre l’artialisation du paysage et l’imitation de la nature.

Le réel est mis à mal par Mounir Allaoui qui dans ses films pointe ses failles, la réalité est trempée dans les profondeurs de cette gigantesque et extraordinaire mise en abîme et trompée par la multitude des illusions d’optique.

Mounir Allaoui, tel un ludi magister 17, jongle avec les regards, frôle l’absurde, lance le réel, reprend l’histoire de l’art, envoie l’observation quantique, ramène l’espace et la musique, se détourne et se joue des inversions avec les images dans un tourbillon étourdissant où la vie sur terre se rapporte à l’univers et aux aléas cosmiques.

Caroline de Fondaumière, Historienne de l’art, extrait du catalogue « Bannir le vert », mars 2019

14 Caroline de Fondaumière, Cinéma, documentaire, œuvre d’art ? in Première expo … Et après, 2017, catalogue d’exposition, Ed. Artothèque du département de La Réunion.

15 Mounir Allaoui porte en lui une culture musulmane bien que ses croyances ne l’y attachent pas.

16 Charly Lesquelin, David Saminadin, Donald Eaton, Jean- Paul Apataude, Pierre-Paul Bellemène

17 Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre, 1999, Ed. Librairie Générale Française.

Seconde rétine

Un peintre n’est pas une rétine qui cherche à voir de la représentation partout. La représentation appartient à un autre domaine que celui de la connaissance de l’absolu, disait Hegel. « SECONDE RÉTINE » est la pensée qu’il me faut porter pour me dégager de la déformation qu’engendrent nos habitudes acquises, bloquées par les contraintes de la vision – à une époque comme la nôtre où on nous impose quotidiennement des pensées et des images toutes faites, une culture du tout et du n’importe quoi. Ma peinture cherche à me libérer de mes illusions en m’aidant à me délivrer de mes conventions et de mes peurs, en cherchant à me rendre plus libre et plus beau. Je renouvelle ici mon but en pensant à mes amis disparus.

Comment faire exister la peinture aujourd’hui dans une confusion médiatique des réalités actuelles et virtuelles de l’art contemporain à l’ère de l’industrie culturelle et de la globalisation ? Comment appréhender une pratique artistique picturale qui ne s’inscrit pas spontanément ni nécessairement dans le cadre des représentations construites par l’histoire culturelle de La Réunion ?

Les merveilles de la Nouvelle Pigmentation

« La peinture est, selon l’indépassable formulation de Léonard de Vinci, une cosa mentale : à l’instar des idées éternelles de la philosophie, à l’instar des essences et des concepts, elle ne meurt pas. »

(Marcel Paquet)

Parti de cette considération et de plusieurs questionnements sur la peinture à l’ère de l’industrie culturelle et de la globalisation, j’ai conçu un projet d’exposition personnelle, soutenu par l’Artothèque de La Réunion à travers son projet scientifique en faveur de la création artistique.

Cette exposition explore la Nouvelle Pigmentation de l’art pictural. Elle est une entrée en relation physique et psychique avec l’énergie interne des pigments. Elle cherche à pénétrer plastiquement la vie interne des pigments en la faisant non seulement voir sur la toile mais aussi sur la peau de mon corps dans l’acte de peindre, délaissant pour un moment le carcan des cadres, décidant à les faire céder sous la pression de l’irrégularité de principe inhérent à mon art.

L’énigme de la couleur qui fait l’objet de cette exposition a toujours existé dans n’importe quelle peinture de n’importe quelle époque. La couleur est faite de pigments, ces petites « paillettes solides qui apportent la couleur à une préparation liquide ou solide ». Elle est présente dans l’histoire de la peinture. Elle est l’élément constitutif de la peinture.

Parmi les chemins possibles où m’ont conduit mes recherches actuelles sur la Nouvelle Pigmentation en peinture, on pourra découvrir dans cette exposition, une sélection d’œuvres picturalement différentes les unes des autres, retenue comme un carrefour, comme une rencontre de chemins multiples dont chacune d’entre elles pourrait être prise et conduite très ailleurs. On ne découvrira pas un style affirmé, reconnaissable au premier coup d’œil, mais un style en gestation, un style réunionnais d’une nature intrinsèquement multiple.

Pour m’investir dans une démarche de réflexion et de création, j’ai choisi de titrer mon exposition :

« SECONDE RÉTINE », un aperçu d’une sélection de mes peintures de 1990 à 2018.

« SECONDE RÉTINE » est une démarche artistique de création en peinture qui fait suite à l’une de mes expositions antérieure réalisée en 2004 au Musée Léon Dierx de La Réunion, au côté des œuvres des artistes peintres Hermann Amann et Bram Bogart et qui portait comme titre « Des yeux dans la chaleur » : « Nos yeux sont de chair ; en arrière d’eux se tient une vie profonde qui caresse, s’affecte et nous lie à l’être de tout ce qui est en train d’être plus sûrement que toutes les choses plus ou moins « représentables », plus ou moins « reconnaissables ». Les yeux et tout l’univers portés par le visible et l’invisible sont décrit par Jean Luc Parant dans son ouvrage littéraire L’envahissement des yeux , édition José Corti, Des yeux au monde éditions Fata Morgana mais aussi à sa façon par Bernard Noël, dans son livre Le livre de l’oubli éditions P.O.L. et cités à leurs manières également par François Jacqmin et Paul Celan dans leurs œuvres poétiques dont j’ai choisi de retenir quelques extraits pour accompagner cette présentation d’exposition.

La peinture commence pour moi d’abord par une cécité avant de conquérir un regard. Avec ce genre de considération, il me fallait trouver un titre qui puisse correspondre à mon état d’âme. C’est en lisant Le livre de l’oubli de Bernard Noël que je découvris seconde rétine parmi les phrases de l’auteur et qu’il fut décidé que mon exposition adopterait cette euphonie.

Alain Noël, extrait du catalogue « Seconde Rétine »