Wilhiam ZITTE

L’Artothèque du Département 1991-1998

Inventaire des talents, réalité populaire et arcréologie

L’Artothèque du Département ouvre ses portes en septembre 1991 dans la Villa Mas à Saint-Denis, fleuron de l’architecture créole acquise en 1985 par le Conseil Général. Outil majeur du Plan de développement des arts plastiques de la Collectivité départementale, l’Artothèque de la Réunion a reçu pour mission de « valoriser et promouvoir l’art contemporain, être un lieu de ressources pour le milieu professionnel, permettre la diffusion décentralisée des œuvres d’art, accueillir le public… »[1]. À l’instar des autres artothèques de France, celle de La Réunion propose aux particuliers, collectivités, scolaires, entreprises, créateurs et pédagogues le prêt d’œuvres d’art originales ou multiples, un centre de documentation (comprenant une documentation spécialisée sur l’art contemporain de manière générale et sur les artistes locaux (revue de presse, catalogues…), des rencontres, et des expositions collectives présentées en décentralisation. Située dans le centre historique de Saint-Denis, à proximité du Musée Léon Dierx, l’artothèque est une des « vitrines culturelles » du Conseil Général, créée dans un contexte de fort développement touristique, et porteuse des ambitions de la Collectivité en termes de développement des arts plastiques sur le territoire.

1990 : la mise en place d’un Plan départemental pour les arts plastiques[2].

Dès 1989, Le Conseil Général présidé par Eric Boyer acte dans sa politique culturelle la nécessité de mettre l’accent sur le développement des arts plastiques en tant que secteur prioritaire. Après avoir organisé, avec le concours d’un bureau d’études entre mars et juin 1990, les Assises des arts plastiques réunissant les professionnels du secteur, la collectivité met en place un Plan départemental de développement dans ce domaine, qui sera appliqué sans attendre.

En séance publique des 9 et 10 juillet 1990, la Commission Culturelle du Conseil Général présente ses orientations, réunies dans un rapport désormais connu sous le nom de « rapport 21 ». Le Département se donne pour mission « d’asseoir une véritable politique culturelle en matière d’art contemporain et (…) des arts plastiques en direction d’un large public »[3]. Trois grandes priorités ressortent de ces réflexions : la nécessité de décentraliser les actions, de promouvoir les artistes locaux et d’ouvrir la Réunion sur le monde.

Cette même année, les orientations votées par le Conseil Général en matière de politique culturelle mettent en avant une « volonté d’affirmer le projet culturel réunionnais » comme un « indispensable levier du développement », s’appuyant sur une histoire et une géographie spécifiques. En arts plastiques, ces orientations se traduisent par la rénovation des outils existants (le Musée Léon Dierx, la Bourse Ambroise Vollard), la création de nouveaux outils (le Carrefour des Cultures de l’océan Indien, l’Artothèque, les CES[4] arts plastiques) et une aide significative aux associations et aux communes. La politique du Conseil Général est emblématique d’un désir d’ouverture sur le monde et de développement et valorisation de la création locale.

Dominique Calas-Levassor et Wilhiam Zitte à la direction de l’Artothèque : une politique d’inventaire des talents.

L’Artothèque devient véritablement un des outils majeurs de la politique d’Éric Boyer en faveur des arts plastiques. Dominique Callas-Levassor en est la première directrice. Après une enfance à la Réunion, des études d’histoire de l’art en France hexagonale, elle enseigne les arts plastiques pendant quatre ans avant de s’occuper du muséobus puis d’être l’assistante technique de Suzanne Greffet-Kendig au musée Léon Dierx. Elle travaille ensuite au service culturel du Conseil Général où elle participe à l’organisation des assises de la culture en 1989.

Elle prend ses fonctions avec en tête des questionnements sur le regard exogène/endogène, sur la création contemporaine locale, ses spécificités, sur les normes esthétiques et le goût dominant. Elle part du constat que le regard du Créole sur lui-même et sur sa propre société n’a pas de visibilité, et que le regard exogène est majoritaire : cela va des représentations doudouistes de cases créoles – « à un moment donné, dit-elle, c’est Gauguin sans talent qui vient montrer quelque chose de magnifique de cette île »[5] – à des pratiques d’avant-garde comme celles de Patrick Pion, ou Jean-Luc Igot dans les années 1970 et 1980… Pour elle, « Ce sont des gens qui ont exprimé une idée exotique au sens ethnologique de la société créole. Ça ne posait pas problème, ça posait question. On subissait le regard de l’autre. C’était le regard exogène. C’était pas le regard endogène ».

Dans la droite ligne de la politique du Président Boyer en faveur de l’Homme Réunionnais, Dominique Calas-Levassor met en avant l’urgence « de valoriser l’individu par le collectif et par l’image. C’était l’urgence absolue, dit-elle. Il fallait qu’on « montre », et que les gens se réconcilient avec eux-mêmes. Qu’on arrête de montrer des trucs avec des youkélélés »[6].

Son projet part également du constat anthropologique de la richesse de l’art populaire à La Réunion, complètement ignorée au profit de formes plus modernes, et bien évidemment exogènes : « il y a eu un constat sur la capacité des Créoles à agencer les couleurs, sur les façades… Et le mec quand il fait, il est dans l’action. Il n’est pas dans la théorisation de ce qu’il fait. Mais il n’est pas regardé comme quelqu’un qui a inventé. On lui disait : tu es un pauvre couillon, tu as larjan braguèt[7] ».

La jeune équipe de l’Artothèque s’active, dès la première année, à la constitution d’un fonds documentaire sur les artistes de l’île, comportant un curriculum vitae, des articles de presse, des reproductions d’œuvres et parfois des propos recueillis…. « On a fait un inventaire pendant six mois. On s’est dit si les gens exposent, ils sont dans une démarche professionnelle. On a commencé notre fichier d’artistes comme ça. On a dit aux gens venez. On n’a pas fait de sélection. Les gens qui n’ont pas fait de propositions intéressantes, on les a doucement dissuadés et les autres ne sont pas venus »[8].

L’Artothèque voulait être un lieu qui convoque les regards des Créoles sur eux-mêmes, un endroit où on montre les talents. D’où ce parti-pris d’encourager les artistes à prendre la parole et à assumer leurs discours, sous forme de commissariats par exemple : c’est ainsi que des artistes ont commencé à concevoir des expositions pour l’Artothèque.

Cette préoccupation d’un regard Créole ne devait pas empêcher l’ouverture aux autres artistes : la structure a ouvert sa programmation à tous les créateurs réunionnais sans discrimination d’origine. Elle n’empêchait pas non plus une ouverture au-delà des frontières de l’île, par le biais notamment d’un partenariat avec l’Artothèque du CRDP de Créteil.

Dominique Calas-Levassor constitue sa collection avec, pour commencer, des artistes confirmés, vivant de leur production et occupant à ce moment-là le devant de la scène depuis plusieurs années : Alken, Berlie-Caillat, Buscail, Florian, Giraud, Clain, Barbier, Valencia, Du Vignaux, Zitte. Le noyau dur est donc constitué d’artistes locaux, qui par le biais des achats, étaient ainsi aidés financièrement par le Département. À l’occasion de visites d’ateliers, « la collection s’est enrichie d’oeuvres d’artistes naïfs, de photographes, amateurs, créateurs, et pour certains, ces achats ont donné un nouveau souffle à leur engagement »[9].

Le soutien des artistes à la jeune structure a été décisif. « La majeure partie du fonds était composée de prêts entièrement gratuits ou de dons ; en général pour un achat l’artiste ajoutait 4 à 5 œuvres prêtées pour la location. C’est cet engagement qui a validé le projet ».

Le reste des acquisitions est constitué d’estampes d’artistes reconnus sur le plan national, ainsi que d’artistes présents à l’artothèque de Créteil.

Réalité populaire et acréologie : une vision pluraliste dans le champ émergeant de l’art contemporain à La Réunion

La création de l’Artothèque intervient dans une période de structuration du secteur de l’art contemporain dans l’île.  Rue de Paris, dans le même périmètre, François Cheval, le nouveau conservateur du musée Léon Dierx, prend ses marques avec un projet artistique affichant de grands noms de l’art contemporain international. Marcél Tavé, au FRAC, développe une approche qu’il nomme « Elitisme populaire », en triant sur le volet quelques noms d’artistes réunionnais, qu’il met en dialogue avec des artistes de notoriété internationale.

Face à ces « monstres de l’art contemporain » que sont le Musée Léon Dierx et le FRAC qui se positionnent sur une stratégie nationale et internationale, il faut donner une identité forte à la jeune Artothèque. Si c’est la complémentarité qui opère avec le Musée, c’est dans l’adversité que cette identité va se créer avec le FRAC.

« Il ne s’agissait pas, se rappelle Dominique Calas-Levassor, d’amasser un trésor de bon goût dans la mouvance de la dictature intellectuelle mais d’être un forum de la tolérance et de l’apprentissage du regard »[10]… Le projet était de se démarquer de ce qu’elle nomme « la pensée unique », c’est-à-dire avec une esthétique officielle prônée par le Ministère de la Culture et relayée par des « antennes » en région.

Dans un pays où la parole a toujours été annexée à la langue française, la belle expression, la langue et la culture du maître, dans un pays où la domination est intégrée, ce lieu qui se donnait pour objet la pluralité des discours et des formes réunionnaises était une nécessité. Pour Dominique Calas-Levassor, « le concept de l’Artothèque correspond au désir de sortir de la vénération culturelle pour aller vers un public nouveau avec une prédilection pour la jeune génération… La question de la création contemporaine à La Réunion devait être posée à ce moment-là sans à priori. Il fallait de la profusion, de l’enthousiasme, de la jeunesse, bref, de la vie »[11].

L’Artothèque est véritablement devenue, au cours de ces années de création de l’outil, la maison des artistes de tous bords et de toutes origines. Un lieu incontournable de brassage des idées et de rencontres culturelles, qui a permis de belles synergies entre artistes, universitaires, intellectuels…

Après le départ de Dominique Calas-Levassor en 1994, c’est Wilhiam Zitte qui prend la direction de l’Artothèque. Plasticien, militant pour la reconnaissance de l’identité réunionnaise, Wilhiam Zitte a entrepris un considérable chantier artistique qu’il intitule « arcréologie », en peinture, sculpture, interventions dans le paysage, mais aussi collecte d’objets et d’indices, venant construire ce que Carpanin Marimoutou nomme une « anthropologie plastique de la civilisation créole ». L’artiste s’est donné pour mission de « débroussailler les pistes en friches ou peu explorées de la mémoire marronne »[12] et de participer à l’émergence d’une esthétique réunionnaise, un « bardzour »[13] de l’histoire de l’art qui prendrait ses racines non plus seulement dans la lointaine France et en Occident, mais aussi à l’intérieur de l’île et les territoires du riche foyer de civilisations qu’est l’Océan indien. Une fois en poste à l’Artothèque, il continue à mettre en œuvre son projet « arcréologique » : « Dans les expositions, dans les programmations que j’ai pu mettre en place, mon travail artistique était un petit peu derrière quand-même. C’était assez souvent en rapport avec mes préoccupations soit plastiques, soit identitaires, soit esthétiques et ça a été très large »[14].

Wilhiam Zitte lutte contre ce qu’il appelle les « limites de qualité » imposées par le FRAC et le Musée, en intégrant à sa politique d’acquisition et d’expositions des artistes considérés comme mineurs et, ce qui a suscité étonnement et incompréhension, en réalisant des expositions montrant côte à côte des œuvres d’artistes contemporains et des œuvres de la figuration traditionnelle ou des objets habituellement considérés comme des pratiques populaires et de l’artisanat. En élargissant les frontières de l’art établi, en brouillant les catégories esthétiques, Wilhiam Zitte interroge la validité de la notion d’« art contemporain » et pose la question de la spécificité d’un art réunionnais dont il participe à la gestation[15].

La politique d’acquisitions de Wilhiam Zitte « prend en compte la spécificité créole, l’ouverture aux expressions plastiques de la zone, et la spécificité de l’Artothèque qui a pour vocation de diffuser l’art par les multiples »[16]

Sa politique d’expositions donne la priorité absolue à l’interrogation sur les spécificités de la création plastique réunionnaise. Il s’agit d’une part de découvrir, diffuser et promouvoir les artistes créoles de l’île et de la diaspora, et de les ancrer dans l’histoire de l’art qui s’écrit dans l’île et non à l’extérieur de l’île, par le biais notamment des textes de catalogue écrits par des critiques, universitaires, littéraires…

Les grands axes de sa politique d’exposition sont les suivants :

– Promouvoir les artistes de la diaspora : sous l’intitulé général de « 2 OR*97-4 », Wilhiam Zitte propose de montrer le travail d’artistes réunionnais vivant en France. Seront présentés Mireille Vitry, André Robèr, Mickaël Elma, Collectif par III, Marie-Ange Damour et Gérard Villain, Claude Couteau. « Le panel étant large, il a fallu faire des sélections, c’était pas le salon des artistes d’outre-mer, hein. Et quand je suis allé voir ce que proposaient les artistes réunionnais à Paris, dans ce salon, j’ai découvert des artistes réunionnais que je ne connaissais pas, ou qui se disaient réunionnais alors qu’ils avaient quitté l’île depuis 15 ans. Est-ce qu’il fallait les faire revenir ? »[17] .

– Confronter les œuvres locales au regard des critiques et historiens d’art. « Kritik 97-4 » est l’intitulé d’une série de trois expositions sur le principe d’une sélection d’œuvres d’artistes réunionnais par un critique d’art. Le premier volet a convoqué le regard de Jean Arrouye (sémiologue, membre de l’AICA) sur les œuvres de Séraphine, Giraud, du Vignaux, Mayo, Cheyrol, Clain, Maillot-Rosely, Zitte, Beng-Thi. Les deux autres volets n’ont pas été réalisés. Par ailleurs, des universitaires, écrivains, poètes sont invités à écrire des textes pour les catalogues et parfois à faire des propositions d’exposition à partir du fonds d’oeuvres : Carpanin Marimoutou[18], Daniel Roland-Roche[19], Jean Arrouye[20], Alain Lorraine[21], Patrice Treuthardt[22], Pierre-Louis Rivière[23], Mario Serviable[24], Daniel Honoré[25], Sybille Chazot[26], Colette Pounia[27], Catherine Damour[28], Laurent Segelstein[29], André Robèr et Julien Blaine[30], Patricia de Bollivier[31].

– Favoriser la coopération avec les îles de l’Océan indien. En 1996, il monte l’opération « À l’intérieur d’à côté », qui consiste à confronter les regards de deux photographes (un de La Réunion, un d’une île de l’Océan Indien) sur leurs territoires respectifs… « La distance est moins grande de Roland Garros à Roissy que de Gillot à Ivato[32] » écrit Wilhiam Zitte : les transports aériens ont réduit la distance entre La Réunion et la France mais pas entre la Réunion et Madagascar… Les photographes choisis par Wilhiam Zitte sont Philippe Gaubert et Pierrot Men, photographe malgache, Grand Prix Leica 95, qui ont produit une soixantaine de photographies de La Réunion et de Madagascar réunies dans un catalogue avec un texte de Jean Arrouye. L’opération sera réitérée après le départ de Wilhiam Zitte de l’Artothèque, avec d’autres photographes.

Enfin, Wilhiam Zitte a accordé une attention particulière aux expositions de photographies[33].

Dans la continuité de la politique de Dominique Calas-Levassor, Wilhiam Zitte ouvre l’Artothèque aux débats culturels et littéraires, à l’occasion des rencontres « Afrique-Océan indien-Réunion », des conférences[34] ou de présentations de publications littéraires[35].

Les titres et sous-titres d’exposition en créole sont récurrents[36] ainsi que certains textes (majoritairement des poésies).

Les interrogations sur la spécificité de la création réunionnaise sont au cœur de sa politique. Qu’il s’agisse de la quête identitaire, focalisée sur l’image du Noir notamment, qu’il s’agisse de la mémoire douloureuse de l’esclavage[37], de la défense de la langue créole, de l’ouverture sur le foyer civilisationnel de l’Océan indien, de la volonté d’ancrer l’histoire de l’art réunionnais dans son contexte social, la politique artistique de Wilhiam Zitte est en correspondance avec ses réflexions et son travail de plasticien militant.

Des jalons pour une histoire de l’art « située »…

Déjà, à l’époque de Dominique Calas-Levassor, Wilhiam Zitte avait commencé, dans des commissariats d’expositions, à poser les fondements de ce qui serait une théorie et une histoire de l’art à La Réunion, en abordant les questions de la frontière de l’art et des critères esthétiques[38]. En 1992, avec « Artistes de la réalité populaire »[39], il présente 12 artistes peintres (dont un sculpteur)[40] d’influence traditionnelle française. Sont montrées des scènes de genre, natures mortes, paysages, portraits… ayant toutes un rapport avec La Réunion, dans un style naïf ou académique. On y retrouve tous les thèmes classiques de la peinture traditionnelle locale : flamboyants, cases créoles, scènes de pêche … Sont exposés côte à côte des œuvres d’artistes amateur et d’artistes confirmés comme Noël René : William Zitte abolit les hiérarchies entre les artistes.

Pour fonder une histoire de l’art créole, il cherche des filiations à l’intérieur même de l’île, du côté des militants de la cause identitaire. Et c’est du premier livre sur la peinture à La Réunion paru en 1979, qu’il s’inspire pour écrire l’introduction du catalogue des Artistes de la réalité populaire (catalogue présenté sous forme de calendrier, allusion aux images surannées des calendriers des Postes). Il cite un extrait d’un texte de Jean-François Sam-Long qui présente la situation de la création picturale à la Réunion dans les années 70, et où l’on retrouve la préoccupation d’une spécificité d’un art réunionnais. Cette spécificité s’appuie sur une liste de thèmes que l’on peut retrouver dans la Créolie, mouvement poétique des années 70 : le soleil, la lumière de l’île, ses paysages de ciel et de mer à tons changeants, de plaines et de plages, de côtes déchiquetées et tapageuses. Ainsi que le thème de la mémoire, des racines, du folklore, de l’artisanat et du peuple, « d’une sensibilité et une émotion purement créoles ». L’exposition est donc située dans la continuité de ce premier livre d’histoire de l’art à La Réunion. Une histoire qui s’écrit dans l’île et non à l’extérieur de l’île. Une histoire qu’il estime à ses débuts : « Bardzour de l’art » est le sous-titre de l’exposition.

Pour Zitte, la tension du rapport au modèle est au centre des interrogations sur l’art à La Réunion. Dans cette introduction est posée la question des regards différents qui peuvent se croiser sur les objets exposés : « Art pur OU (sic) énièmes avatars de la légitimité et de l’intégration… Expression originale OU sous-produit culturel… Précurseurs réinventeurs OU répétiteurs plagiaires de modèles européens, africains, asiatiques… etc… ». Soit on considère que la Réunion a une histoire autonome, dans ce cas, ces oeuvres sont vues comme une expression originale et leurs artistes comme des « précurseurs-réinventeurs ». Soit on les situe à la suite d’une histoire de l’art occidentale, et ces artistes deviennent répétiteurs plagiaires de modèles existants.

L’exposition Nouveaux Mondes, également réalisée avant le départ de Dominique Calas-Levassor, en 1993, par Antoine Du Vignaux et Wilhiam Zitte, proposait des regards d’artistes et d’intellectuels sur le « sacré domestique », les intérieurs des cases créoles, l’architecture et l’art populaire. Dans la lignée du travail de « BKL pour la photographie »[41], ils posent la question des choix esthétiques que font les gens dans leur quotidien et de ce que les artistes peuvent en faire. « Nouveaux Mondes était une exposition en réponse aux prises de position du FRAC et du MLD, qui avaient choisi de travailler seulement avec 5-6 artistes considérés comme les meilleurs. On voulait montrer qu’on peut faire un travail « contemporain » en exposant côte à côte de la peinture naïve, des installations, de la peinture abstraite, des nouvelles technologies, des performances…»[42]. C’était un questionnement sur les jugements de valeurs, les critères utilisés par les institutions et sur la validité de la notion d’« art contemporain ». Cette exposition participait d’une volonté de donner au Réunionnais la possibilité de poser sur lui-même et sur son monde de vie un regard un peu plus positif, moins chargé de honte et de relativiser son « infériorité » ainsi que la « supériorité » de l’autre, métropolitain.

Avec l’exposition Pilons et Kalous, en 1994, William Zitte poussait la logique à l’extrême en exposant peintures, sculptures, installations, photographies avec des pilons encore fonctionnels ou de collection. L’exposition a suscité bataille dans la presse. D’un côté, dans un article intitulé « Vessies et lanternes », la stupéfaction du critique d’art Laurent Ségelstein de voir artisanat et oeuvres d’art exposées ensemble. En réaction, dans un article intitulé « Quelle(s) critique(s) pour accompagner l’essor des artistes réunionnais ? », Pascale David met en question les critères de jugement esthétique : « d’où viennent les critères ? », « Et qui va poser les limites de l’art recevable ? »[43].

Sur la question de l’art réunionnais, Wilhiam Zitte avance progressivement vers la prise en compte de l’ensemble des créateurs, qu’ils soient natifs ou non natifs : « L’île se constitue d’apports éphémères transitoires » écrit-il en 1996, en parlant des artistes de passage dans l’île ainsi que « de définitives ou provisoires ruptures géographiques, climatiques, affectives »[44] . Sont artistes réunionnais ceux qui « inscrivent leur vie et non seulement leurs œuvres dans l’espace Réunion », soit les artistes qui y vivent et travaillent. À quelques exceptions près[45], tous les artistes exposés par Wilhiam Zitte sont des artistes de l’île, avec une forte majorité de Créoles vivant dans l’île ou appartenant à la diaspora, et des artistes de la Région Océan Indien.

Au cœur de sa réflexion : le rapport aux modèles, et surtout, le rapport au modèle central. « Mon travail, dit-il, c’est de casser cette domination occidentale. Je ne suis pas en conflit avec ma culture européenne, simplement, elle me « broute la tête », parce que c’est elle qui est la plus communément admise et où les gens aiment bien se retrouver. Quand je parle d’une influence éthiopienne, ou bien indienne, ou bien orthodoxe russe concernant les icônes…, il faut un effort de la part de mes interlocuteurs, alors que moi je suis très à l’aise avec ça. Je constate qu’on considère l’art égyptien comme l’art occidental et non pas africain. Parce que le Malbar a le nez fin, les cheveux lisses, il est plus beau que le Cafre aux grosses lèvres. Je vais à l’encontre de cette esthétique générale »[46].

Il existait une sorte de rivalité, de bonne guerre, mais tenace entre d’un côté les tenants des critères esthétiques officiels français, le FRAC et le MLD, qui exposaient les artistes qu’ils jugeaient les meilleurs, et à qui Wilhiam Zitte reprochait leur politique élitiste. De l’autre côté, une esthétique qui allait s’affirmant comme une esthétique officielle créole, défendue par l’Artothèque qui exposait tout ce qui se faisait de « contemporain » au sens chronologique du terme, avec une préoccupation identitaire créoliste forte et une ligne commémoratrice sur les thèmes de l’esclavage et du colonialisme.

W. Zitte remet en question la hiérarchie des cultures et l’évidence établie de la supériorité de l’échelon international sur le local et lutte pour la mise en place d’un nouveau regard. « Dans la situation réunionnaise que je ressens moi, au lieu de dire qu’on n’est pas au niveau, qu’il faut se forcer pour atteindre un niveau international, européen etc… peut-être préparer, mettre en place des éléments qui permettent de définir ce qui se fait à La Réunion. Et puis peut-être pouvoir écrire une histoire de l’art et aller chercher, chez des particuliers, par exemple, les sources de cette histoire de l’art »[47].

Il est un des artistes qui incarnent le plus toutes les contradictions du milieu de l’art créole. Autodidacte curieux, en dissidence avec la culture occidentale mais nourri dans les encyclopédies, habité par la nécessité de faire vivre tout un pan de lui-même et de sa société laissé dans l’ombre, artiste en rupture avec le système et en quête de reconnaissance… Il a porté à sa manière la nécessité absolue de faire émerger un regard endogène et de lui donner une existence, la nécessité de construire une autonomie de pensée et d’être, la nécessité de rompre avec la culture de l’importation, le refus de l’impérialisme… Nécessités souvent exprimées de manière forte en réaction face à la « radicalité » des positionnements officiels du jeune secteur de l’art contemporain, générant des débats qui ont eu du mal à s’extraire de la confrontation dominant/dominé, réduisant souvent la problématique réunionnaise à une opposition stérile entre l’exogène et l’endogène, le local et l’universel, la périphérie et le centre, le colonisé et le colonisateur.

Si l’Artothèque a été, lors des premières années de sa création, vécue comme la maison de tous les artistes, sans exclusive, sous le mandat de Wilhiam Zitte, la structure est peu à peu désertée par certains artistes qui ne se reconnaissent pas dans son discours qu’ils jugeaient trop radical en faveur de la créolité.

En 1998, Wilhiam Zitte quitte son poste à l’Artothèque et devient conseiller arts plastiques pour le rectorat de la Réunion, portant le souhait qu’un chantier similaire puisse être fait par l’Education Nationale : « Il y a ce travail de recensement, faire passer des œuvres locales au même titre que l’histoire de l’art des programmes officiels. Peut-être justement adapter ces programmes aux réalités locales, à ce qui s’est fait ici[48] ».

Patricia de Bollivier


[1] Rapport d’activité du Conseil Général, 1991, p. 281. Cf, pour l’ensemble des notes : « Art contemporain réunionnais, art contemporain à La Réunion : construction locale de l’identité et universalisme en art en situation postcoloniale », P. de Bollivier, thèse de doctorat sous la direction de Jacques Leenhardt, EHESS, 2005.

 

[3] Note au sujet du contenu de la mission 1991 de l’Artothèque de Créteil, Paul Mazaka et Maryse Bardet- Maugars, le 20 août 1991.

[4] Contrat Emploi Solidarité

[5] Dominique Callas-Levassor, entretien, Chartres, le 21 mai 2003.

[6] Id.

[7] Larjan braguèt : l’argent des allocations familiales.

[8] Dominique Calas-Levassor, entretien, id.

[9] Dominique Calas-Levassor, entretien, id.


[10] Dominique Callas-Levassor, propos recueillis par Alain Gili, in « Vois ! » n°13, La Réunion, 1999.

[11] id.

[12] In « Kaf an tol », catalogue d’exposition, Ozima, ODC, 1994

[13] Bardzour : terme créole qui veut dire aube.

[14] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine Du Vignaux, décembre 1999. Non publié.

[15] cf. P. de Bollivier , « L’art revendicatif et identitaire en situation post-coloniale, le travail de Wilhiam Zitte , plasticien réunionnais », in « L’art à l’épreuve du lieu », s/d Dominique Berthet, actes du colloque « Marges et périphéries », CEREAP, Martinique (novembre 2001), L’Harmattan, décembre 2004.

[16] Wilhiam Zitte, programmation 1996. Document d’archives, Artothèque.

[17] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine du Vignaux, 1999.

[18] « Cela qui manque », catalogue de l’exposition éponyme d’André Robèr, Artothèque de la Réunion 1996.« (re/dé) centrer le regard par période de grands froids », catalogue de l’exposition « Le temps de nous-même », Artothèque de la Réunion, 1996. « Mail-Art, l’abolition », catalogue de l’exposition « Aboli/pas aboli l’esclavage ? », Artothèque de la Réunion, 1998.

[19] « Sylvie Chevalier », catalogue « Plurièl-féminin », Artothèque de la Réunion, 1996.

[20] « Les gens de bonne compagnie », catalogue « A l’intérieur d’à côté », Artothèque de la Réunion, 1996.

[21] « Mireille Vitry, une artiste en état d’urgence », catalogue « Je viens d’ici », exposition ODC- Artothèque de la Réunion, 1996.

[22] « Celui qui écrit avec les yeux », catalogue « Kosa in soz nwar si blan blan si nwar », exposition de Thierry Hoarau, ODC- Artothèque de la Réunion, 1996.

[23] « Territoires intimes », texte du catalogue « Latwal répyésté », Artothèque de la Réunion, 1997.

[24] Préface du catalogue d’Henri Maillot Rosely, « Les baigneuses de Maillot », Artothèque, 1993.

[25] « La poin persone ? », texte du catalogue de Mickaël Elma « Le temps de nous-même. Lo tan nou minm », Artothèque, 1996.

[26] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque. Exposition « Taillé dans le blanc », sélection d’œuvres de la collection, 1996.

[27] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[28] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[29] « Chemins croisés », sélection d’œuvres de la collection, 1996.

[30] « Aboli/pas aboli l’esclavage ? », rencontre internationale de mail-art pour célébrer les 150 ans de l’abolition de l’esclavage, 1998.

[31] « La fenêtre, le paysage », exposition choix d’œuvres dans la collection, 1995. « Pélagie », catalogue « Plurièl-féminin », 1996. Scénographie et texte du catalogue d’exposition « Toubo- tounouvo », 1997. 9+7+4 Artistes de La Réunion, mars 1997 (exposition + livret). Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[32] Aéroports de La Réunion et de Tananarive à Madagascar.

[33] Elles sont au nombre de cinq :

–  « 9+7+4 foto95 », avec les photographes suivants : Albany, Auguste, Bamba, Barthes, Bigot, Bouet, Chadefaux, Douris, Fontaine, Gaubert, Grenier, Hoarau, Kuyten, Lauret, Marin, Pit, Repentin, Savignan, Tricat, Villendeuil (juin-juillet 1995)

–  « Demoun Bannzil », Christian Adam de Villiers (oct. Nov. 1995)

–  « A l’intérieur d’à côté », Pierrot Men et Philippe Gaubert. (sept.oct. 1995)

–  « le passage de l’Espace et du temps », Collectif par III (Karine Chane-Yin, Patrice Fuma Courtis, Emmanuel Gimeno), (janvier-février 1997) 


–  Sélection de photos du fonds d’œuvres, Collectif par Trois, Hervé Douris, Philippe Gaubert, Willy Govin, Jean Marc Grenier, Karl Kugel, Pierrot Men, René Paul Savignan, Gilles Tricat, Hugues Van Melkebeke. « Kritik 97.4 », « Toubo tounouvo », « Bwadéb ène », « Latwal rapyésté », « Déryèr soley 97.4 , « Lo tan nou minm », « Li lé aboli, li lé pa aboli lesklavaz ? »…


[34] Christiane Fauvre-Vaccaro et Jean Arrouye à l’occasion de la sortie du catalogue d’exposition « Kritik 97 4 » ; Lors du colloque « L’ombre africaine », conférence de Grobli Zirignon « Etre peintre, poète, psychanalyste africain à Abidjan aujourd’hui ».

[35] Collection « Farfar Liv Kréol » : « Bayalina », version en créole de « Faims d’enfance » d’Axel Gauvin et « Romans » de J.C. Carpanin Marimoutou.

  • [36] « Kritik 97.4 », « Toubo tounouvo », « Bwadéb ène », « Latwal rapyésté », « Déryèr soley 97.4, « Lo tan nou minm », « Li lé aboli, li lé pa aboli lesklavaz ? », « 9 +7+4 foto »…

[37] En 1998, le cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage[37] sera l’occasion de réaliser trois expositions sur ce thème qui lui est cher : « Bwadébène » réunissait les œuvres de 17 artistes réunionnais[37], « 50e anniversaire de l’abolition de l’esclavage » proposait une sélection des œuvres du fonds d’oeuvres[37], et « Aboli, pas aboli, l’esclavage », conçue par André Robèr et Julien Blaine, réunissait des propositions de mail-art international.

[38] Cf. P. de Bollivier, « L’art revendicatif et identitaire en situation postcoloniale : le travail de Wilhiam Zitte, plasticien réunionnais », in « L’art à l’épreuve du Lieu », s/d Dominique Berthet, L’Harmattan, 2004. pp. 93- 114.

[39] Titre évocateur de l’élitisme populaire de Marcel Tavé , et désignant également, selon le dictionnaire d’Esthétique d’Etienne Souriau, la catégorie des artistes naïfs.

[40] Jean Bernard Tilum, Marius Sinama , Noël Rene, Lilian Payet , Elie Maillot , Jean Louisin , Claudine De Langlard, Yvonne Josephine, Daisy Jauze, Marc Hoarau, Fetnat, Raymond Fontaine.

[41] Association de trois photographes Bernard,Kugel et Lesaing qui ont effectué un travail de photographie dans le cadre d’une commande publique sur les paysages, les habitats, les histoires de vie dans 3 DSQ (Développement Social des Quartiers) de La Réunion en 1992. Une publication a résulté de cette expérience : « Entre mythologies et pratiques », BKL, éditions de la Martinière, Paris, 1994.

[42] Antoine Du Vignaux, entretien, Jeumon Art Plastique, Saint-Denis, le 28 mai 2001.

[43] Témoignages des 26 et 27 mars 94 puis 25 avril 94

[44] Préface du catalogue d’exposition « Plurièl-Féminin », 1996.

[45] Grobli Zirignon, artiste ivoirien exposé en 1996 (« Ancrages multiples ») et les artistes internationaux de l’exposition de mail-art en 1998 « Aboli, pas aboli l’esclavage ».

[46] Wilhiam Zitte, propos recueillis par P. de Bollivier, le Port, le 22 novembre 1999

[47] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine Du Vignaux, décembre 1999. Non publié.

[48] Id.

Alain SÉRAPHINE

Artiste impliqué, bricoleur inventif et bâtisseur

Alain Séraphine est un des artistes réunionnais les plus marquants de sa génération.

Visionnaire et impliqué, sensible et prolifique, bricoleur inventif, cet artiste-bâtisseur, qui fut un temps tiraillé entre ses recherches plastiques et la nécessité de contribuer activement au développement de son île, fait très tôt le choix d’un art impliqué et agissant, revendiquant délibérément l’action politique comme démarche de création. S’il a fait partie de l’exposition collective de lancement du FRAC en 1986, possède des oeuvres dans la collection de l’Artothèque, et a réalisé un certain nombre de commandes dans l’espace public à La Réunion, il est surtout connu pour ses réalisations structurelles dans les domaines de l’image, de la formation et de l’enseignement supérieur en art.

« Art impliqué » versus « art appliqué »

En 1975, avec son diplôme de l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse en poche, Alain Séraphine rentre à La Réunion dans un contexte où les difficultés sociales et économiques persistent en dépit des apports structurants de la départementalisation. A l’heure où l’île bascule dans la société de consommation massive avec l’apparition des premières grandes surfaces et l’inondation du marché par les produits manufacturés conçus, designés et fabriqués ailleurs, il partage avec de nombreux artistes et intellectuels le constat inquiet de la réelle menace que ces produits d’importation font peser sur la création artisanale locale : « les savoirs et savoirfaire des artisans de métiers d’Arts à la Réunion étaient, dit-il, de plus en plus condamnés à disparaître, détruisant au passage des pans entiers d’activités traditionnelles, aggravant ainsi le chômage, réduisant la population de l’île à ne plus être que de simple consommateurs, « de simples tubes digestifs… »1.

Très conscient des enjeux que posent les dynamiques de développement économique et culturel de l’île, il s’interroge à ce moment là sur le rôle et la responsabilité que doivent y prendre les artistes et c’est « comme pour prendre le contrepied des arts appliqués » qu’il forge la notion d’« art impliqué ». Il entreprend de poser les bases d’un vaste projet consacré à la formation des personnes et à leur insertion dans le monde économique. Il crée « L’Atelier Portois » en 1979, sorte de fablab avant l’heure, par lequel il se saisit de l’opportunité d’un appel d’offres européen destiné à l’ameublement du nouveau bâtiment du SIVOMR (syndicat intercommunal à vocation multiple) situé au Port. Il mobilise la filière des ébénistes, mise à mal par l’arrivée massive dans l’île de produits d’ameublement industrialisés, pour réaliser les 2500m2 de bureaux attendus.

Alain Séraphine revient sur ce projet phare : « Afin de réussir ce pari déjà un peu fou et de permettre aux artisans de l’île d’être compétitifs, je vais dessiner et offrir la conception et le design, l’Atelier Portois va réaliser des prototypes, et accompagner les artisans pour s’organiser en GIE afin de répondre à l’appel d’offres et de produire telle une chaîne industrielle complète de fabrication à ciel ouvert, quasiment à l’échelle de l’île ».

Avec le soutien de Paul Vergès à son retour de la première COP qui s’était tenue en Europe en 1979, l’Atelier Portois permet à Alain Séraphine de commencer à développer ses premiers travaux de recherche et création sur les questions de l’énergie et de l’habitat. Il crée le fourneau Portois, un Système d’Économie d’Énergie destiné à l’autonomie énergétique des populations isolées, et met en place un système pour l’Auto Réalisation et la Construction d’un Habitat Évolutif (L’ARCHE).

Un art d’opposition

La question de l’identité habite son travail dès ses premières années formation et de pratique : il garde de sa période d’étudiant la conscience de son identité lacunaire. « On voit que les autres ont une histoire, on apprend l’histoire des autres, on sent qu’il nous manque quelque chose »2. Ces années d’exil seront fécondes, devenant rapidement celle de la brûlante prise de conscience identitaire, source de l’impérieuse nécessité d’inscrire La Réunion sur la carte du monde et de rendre visible la culture et les capacités créatrices de son peuple. « Un peuple qui forgerait et affirmerait son identité non pas, écrit-il, de manière « victimaire » mais à l’image de l’engagement créatif de ses ancêtres, qui bien que victimes de l’exil, du déracinement, des barrières de la langue, de l’exploitation de l’homme par l’homme, ont su malgré tout léguer à sa descendance une langue, des musiques, des danses, un art de vivre, créés au carrefour des cultures »3.

Convaincu qu’il ne peut pas y avoir de développement sans créativité, son obsession sera de faire naître un vivier de créatifs à La Réunion. Une vraie gageure à une époque où le système de pensée véhicule la croyance solidement ancrée que le débat sur la modernité des formes se passe exclusivement dans le Nord, et que les peuples du Sud ne sont pas à même de conceptualiser. « Le nombre de fois où on m’a dit : la pensée est ailleurs, nous sommes le peuple de l’oralité, c’est dans le nord qu’on problématise »4. L’enjeu est de taille, et les actions menées sont militantes : lors de l’exposition intitulée « Vers un art impliqué » en juin 1982, Alain Séraphine et l’équipe de l’Atelier présentent au Palais Rontaunay à Saint-Denis puis dans la ville du Port des tapisseries5, de la sérigraphie, de la ferronnerie, des sculptures sur bois, des statues métalliques recouvertes de plaques de fanjan, ainsi que le fourneau portois.

L’art de Séraphine est alors présenté comme un « art d’opposition »6, « contre l’usage confiné de la peinture de salon », contre « toute importation aveugle », contre la folklorisation de la création réunionnaise, mais aussi contre « les stéréotypes, les modes, les courants imposés, ces pestes artistiques qui nous envahissent et bloquent la recherche »7. Il se bat pour la reconnaissance des spécificités de l’île, de sa géographie et de son histoire singulières, de son peuple pluriel et de sa culture créolisée.

Nourrie de la pensée de l’Abbé Grégoire dans sa lutte contre la pauvreté et l’ignorance, l’action d’Alain Séraphine s’oriente d’emblée vers une quête d’un plus juste partage de savoirs par l’accès à l’éducation, à la formation et à l’insertion professionnelles devenus ses chevaux de bataille : « L’éducation, déclare-t-il en 1982, fait ablation de ce qu’on possède naturellement au lieu de le compléter. Dans un pays (…) comme La Réunion il nous faut une éducation saine qui tienne compte de toutes les réalités »8. En 1995, il fonde avec Abdéali Goulamaly une société de fabrication et de production en cinéma d’animation, Pipangaï. Il crée en 1997 la Biennale des Arts Actuels de La Réunion qui présente le travail de jeunes talents émergents des pays dits du Sud Economique, qu’il a accueilli en résidence de création. La réflexion sur la nécessité de repenser le dialogue Sud-Nord, et celle de consolider les relations Sud-Sud, constitue un socle sur lequel il a bâti l’ensemble de son action. En 2021, à l’occasion d’une conférence dans le cadre des 20 ans de l’Ecole Supérieure d’art, il déclare : « il y a deux mots à libérer : contemporain et modernité. Deux-tiers de l’humanité ne participent pas au débat »9.

De la sérigraphie à la sculpture publique

Lors de ses années d’étude aux Beaux-Arts de Toulouse, ses questionnements identitaires l’amènent à s’intéresser à l’art asiatique, il se sent attiré notamment par les oeuvres d’Hokusaï. Il commence un travail en calligraphie, et, accompagné par un enseignant de l’école, il crée un genre de « hiéroglyphe Réunionnais »10 . Son travail restera toujours influencé par cette philosophie orientale, notamment dans sa quête d’infini. Il monte un atelier de sérigraphie dans son logement d’étudiant, en pleine époque post-soixante-huitarde où les ateliers et outils traditionnels avaient été détruits dans les écoles d’art. Il développe notamment une pratique du pochoir : « j’avais, dit-il, un travail graphique forgé par les besoins d’investir la scène de la vie, notamment les rues de la cité, détournant même parfois des affiches publicitaires »

Pour le diplôme, alors qu’il sort d’un Atelier très orienté peinture et plus particulièrement sur la théorie de la couleur, il présente un travail de créations graphiques monochromes et pose la formation et l’identité comme enjeux artistiques et esthétiques. En lui attribuant les félicitations et une mention pour son engagement pédagogique le jury le conforte dans sa volonté d’intégrer la pédagogie comme matériau de création, et comme un axe à part entière de ses recherches plastiques.

Plus tard, au sein de l’Atelier Portois, avec son concept « d’art impliqué » au service du développement local, il s’engage en faveur de la création en se distinguant d’un artisanat local appauvri et folklorisé : convaincu de la nécessité d’inventer de nouvelles formes à partir de celles existantes, il intègre des matériaux locaux (bois, fanjan etc.) dans ses objets de design mobilier et utilise des techniques ne relevant pas du « grand art », comme celle du « tapis mendiant » pour fabriquer la tapisserie pour la mairie du Port en 1979. Ce fut une période de foisonnement : « je dessinais tous les soirs, dit-il, pour que les jeunes artisans réalisent ensuite les objets »11. Il crée par ailleurs les illustrations de livres édités par le Mouvement Culturel Réunionnais : ceux de Riel Debars, d’Alain Armand, de Boris Gamaleya, pour la collection « Les chemins de la liberté » créé par Firmin Lacpatia. Les visuels bien souvent avaient servi pour une expression au pochoir ou en sérigraphie sur les murs de la ville, voire même sur ceux de la Préfecture, puis recyclés en illustrations sérigraphiées de meilleure qualité.

En connivence avec Alain Gili de l’ADER et Firmin Lacpatia des Chemins de la liberté, tous deux engagés pour une meilleure qualité de la fabrication artisanale du livre local, Alain Séraphine organise, dans le cadre de projets portés par l’éducation nationale et la jeunesse et sports, des formations à la sérigraphie. En 1982, il fait réaliser le tirage d’une pochette de ces illustrations intitulée « les Sérigraphines ».

Il s’attaque très tôt à la sculpture, éprouvant le besoin de sortir du plan, et réalise de nombreuses commandes publiques : la céramique de la façade de la Sécurité Sociale avec Saint-Denis (avec Guy Lefèvre), les sculptures du rond-point des danseuses au Port et celui de la Rivière des Pluies à Saint-Marie, des 1% dans les établissements du Port, Sainte- Marie, Rivière des Galets, Vincendo…

Les méti-sables : une mythologie pour penser le monde et pour agir

De son enfance marquée par des événements douloureux et de ses premières années d’exil estudiantin, Alain Séraphine a gardé le besoin d’écrire une mythologie, de raconter son histoire et celle de son peuple à travers les mémoires d’un personnage énigmatique qu’il nomme le « méti-sable ». Ce méti-sable, dont l’artiste s’interroge sur l’origine dans « Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone », serait à la fois « la résultante de mouvements migratoires planétaires répétés au cours des siècles écoulés »12, un peuple légendaire né d’une pluie de météorites dans la rivière des galets, la figure d’un « peuple en devenir », et semble, in fine être un auto-portrait poétique et empreint de nostalgie. L’artiste tisse un mythe pour à la fois comprendre l’environnement dans lequel il s’inscrit, mais aussi pour se réparer et pour agir. Comprendre en premier lieu qui il est, comment il interagit avec son milieu et comment, en tant qu’artiste, il prend voix dans le concert du monde. Son travail sur les méti-sables donne lieu à une première installation intitulée « Méti-sable et ses avatars : Méti-son, Métisage et Méti-sait » qui fut pensée à la fin des années 70 et réalisée dans les années 80. Elle sera présentée au public une première fois au centre Universitaire de La Réunion pour une exposition sous la grande varangue-jardin, avenue de la Victoire à Saint-Denis, puis une seconde fois en intégralité, en décembre 1997, au magasin 20, dans l’enceinte du vieux port, dans la ville du Port. Il s’agissait de l’exposition personnelle intitulée « La tribu du Bois d’lé »13.

Alain Séraphine défend l’idée de l’artiste en tant qu’atelier primordial pour un travail sur soi nécessaire et préalable à toute démarche créatrice. Et, reliant les démarches du scientifique et de l’artiste dans ce qu’elles partagent dans les processus de recherche comme dans ce qu’elles doivent à l’imagination, il se réclame de la notion bachelardienne d’imaginaire en tant qu’action créatrice : « Dans toute oeuvre d’art, on peut lire en filigrane les angoisses, les aspirations, les doutes, les exaltations, les blessures et les joies de son auteur, dit-il. Qu’elle soit scientifique, littéraire ou plastique : toute oeuvre n’est telle pas le fruit de l’« imagination imaginante » ? »14.

Patricia de Bollivier
Janvier 2023

« Vannobole »

Sans titre, 1997. Bois d’ébène, cuivre grave, coraux, béton, 168 x 102 x 200 cm, Inv. 98.27.14. Acquise en 2002

Sculpture de grande dimension (168 x 102 x 200 cm ), en Bois d’ébène, cuivre gravé, coraux et béton, Vannobole fait partie de la série des « Méti-Sables », représentant un personnage issu de ce peuple légendaire dont parle Alain Séraphine dans « Journal d’un méti-sable, Le regard d’Antigone », et qui accompagne son processus de création depuis son retour dans l’île.

Elle fait partie d’une installation intitulée « Jeu de Dames », dont la première pièce, « Identité », a été crée à la fin des années 70. Evoluant au grès du temps et des moyens, cette oeuvre in progress a donné lieu à la création d’environ une trentaine de pièces qui prennent place sur un échiquier virtuel, que l’on peut appréhender sous une forme numérique sur le site https://www.jeudedames.re/. La scénographie de l’installation inclut le visuel de la tapisserie créée par Alain Séraphine en 1977, et qui, tissée avec du crin de poulain et de la laine cardée sur la terre des hommes préhistoriques de Niaux, évoque déjà un jeu de dames intemporel. Ce jeu de Dames fait allusion aux luttes syndicales et citoyennes dont la Ville du Port fut le théâtre au XXème siècle, notamment pour faire respecter la démocratie et le bon déroulement des élections, luttes où les femmes tenaient une place prépondérante.

Figée dans la posture dynamique d’un discobole, Vannobole tient dans son dos une vanne en bronze. Ce plateau, ordinairement tressé en matière végétale, est un ustensile de cuisine utilisé traditionnellement pour notamment trier les grains.

L’artiste présente le méti-sable comme « un humanoïde de taille très variable, allant de quelques centimètres à plusieurs mètres de haut »15. Il parle de Vannobole au féminin : « par l’énergie qu’elle semble vouloir dégager, écrit-il, cette « Méti-Sable » chercherait-elle à redonner vie à cette peau morte de corail ? Lorsqu’elle fait de sa vanne de cuisine, un disque de bronze, ne chercherait-elle pas à s’émanciper de son univers de ménagère dans lequel on semble vouloir la cantonner ? Et si cette « Méti-Sable » nous disait que toute lutte pour une juste cause serait gage de liberté pour la femme qu’elle est ? »16.

Vannobole possède une tête caractéristique de forme ovoïde, à l’instar des autres membres de sa tribu, dont « l’absence apparente d’yeux et de bouche sur leur visage (…) leur donnerait un peu un aspect d’insectes. Par ailleurs, le mâle ne semble posséder que ce qui pourrait faire fonction d’oreille, alors que la femelle, elle, disposerait en plus d’une forme un peu démesurée à l’emplacement d’un de nos deux yeux »17. L’artiste relie ces caractères morphologiques à un questionnement sur ses facultés hors norme de communication.

Patricia de Bollivier
Novembre 2022

Sans titre, 1997

Bois d’ébène, cuivre, coraux, béton, 168 x 102 x 200 cm

Cette installation a été produite en 1998 pour l’exposition « Bwadébène » organisée par Wilhiam Zitte à l’Artothèque, dans le cadre du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. La contrainte était la même pour chaque artiste : réaliser une oeuvre à partir d’un tronçon de bois d’ébène de Madagascar, distribué à chacun d’entre eux. Le bois d’ébène symbolise le commerce des esclaves, comme le rappelle le commissaire de l’exposition en citant le botaniste Roger Lavergne et le poète André Schwarz Bart :

« ll a fallu les misères de l’histoire pour que des hommes, réduits à l’esclavage, soient considérés comme simple marchandise, assimilables au « bois d’ébène ».

« Le soleil m’a si bien noirci

Que je resplendis comme l’ébène »18.

L’oeuvre d’Alain Séraphine est une installation abstraite, composée d’une plaque de béton qui évoque selon les mots de l’artiste « une plaque de basalte craquelée », un mât en bois d’ébène cerclé d’anneaux de cuivre en cinq endroits, et incrusté à sa cime d’un tube de cuivre, en guise de tête de proue. Au pied de la plaque de béton, l’artiste a installé du sable et des galets de rivière soigneusement disposés de part et d’autre de deux stries qui se prolongent par deux traces de corail blanc remontant « vaillamment » en lignes droites jusqu’au mât d’ébène. Ce dernier est marqué par un burinage grossier et un oeil de cuivre, et incrusté de plaques de cuivre finement gravées qui évoquent des petites scènes où l’on sent la vie, l’amour, le rythme et la musique.

L’artiste présente ainsi la signification de cette oeuvre :

« – cette assurance insolente qui au travers des âges a guidé u ne partie des hommes à l’exploitation des autres hommes.

– Cette puissance industrielle conquérante qui s’est avancée au nom du progrès et du développement.

La matrice craquelée à l’image de l’aridité d’un désert nous livre sur son pourtour, quelques séquences de vie, cycles de vie peut-être ? ».19

Il conçoit cette installation comme un vaisseau qui, chargé de son histoire, vogue fièrement vers son avenir, « laissant derrière elle des indices pétrifiés ».

Patricia de Bollivier

Novembre 2022


1 A. Séraphine, mail à P. de Bollivier du 9 janvier 2023.

2 Alain Séraphine, Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, conférence inaugurale des 20 ans de l’Ecole, le 2 novembre 2020.

3 A. Séraphine, mail à P. de Bollivier du 9 janvier 2023.

4 Alain Séraphine, Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, id.

5 Un gigantesque tapis mendiant (5 mètres de long) réalisé par les femmes de l’Association des Foyers de quartiers portois (AFQP), en collaboration avec Alain Séraphine.

6 Marc –Laurent Vaccaro, « Alain Séraphine, Artiste, Artisan et Pédagogue », in Lansiv, Saint-Denis, premier trimestre 1984, pp. 26-27.

7 Alain Séraphine, cité par Alain Courbis, in « L’Atelier expose au Port », Quotidien du 30 juin 1982.

8 Alain Séraphine, cité par Alain Courbis, id..

9 A. Séraphine, conférence Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, id.

10 A. Séraphine, mail à P. de Bollivier du 9 janvier 2023.

11 A. Séraphine, id

12 « Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone », Alain Séraphine, imprimerie Graphica, 2014, p.3.

13 La réalisatrice Sarah Maldoror a réalisé un documentaire éponyme sur cette exposition en 1997.

14 A. Séraphine, conférence Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, id.

15 A. Séraphine, Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone, p. 97

16 https://www.jeudedames.re/quelques-realisations

17 A. Séraphine, Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone, p. 97

18 Wilhiam Zitte, catalogue « Bwadébène », Artothèque, 1998, p. 4

19 Alain Séraphine, catalogue « Bwadébène », Artothèque, 1998, p. 32

Tyinbo

Du 19/11/2022 au 12/02/2023 – Artothèque, Saint-Denis – Exposition collective organisée par les associations Hang’Art-UDIR. 

 Présentation de l’exposition 

En matière d’exposition, événement éphémère par définition, et quand cela est possible, un catalogue rend compte du travail de l’artiste ou des artistes. 

Dans le cas de Tyinbo, c’est le livre, Peintres de La Réunion, qui précède une exposition de 40 oeuvres / 40 peintres. 

L’anthologie Peintres de La Réunion, projet porté par l’UDIR, conformément à ses missions littéraires, propose une vitrine de la peinture réunionnaise en ce premier quart du XXIème siècle. 

Entre le tome 1, où oeuvres et artistes sont rassemblés par les écrits de Daisy de Palmas-Jauze, en 2021, et le tome 2, réalisé en 2022 par Sophie Hoarau et Jean-François Samlong, dans un croisement d’écritures ansanm-ansanm, quatre-vingts artistes-peintres réunionnais sont recensés. 

Sont présents dans ce panorama littéraire et pictural et dans cette exposition, à l’Artothèque, haut lieu de la diffusion de la création contemporaine, les peintres qui ont dit : OUI. 

Tyinboexposition collective organisée par les associations Hang’Art et l’UDIR. 

Tyinbo : Un vivre ensemble artistique. 

Dans ce « chaos-monde » (Glissant, 1997), nous suivrons ce tracé de la peinture, de la matière, de la couleur d’où surgit une création artistique réunionnaise qui mobilise autant l’imaginaire que la réalité poétique du paysage et la vie et du temps. 

Parce que ces oeuvres nous invitent à poser ces questions essentielles : comment être soi-même sans se fermer à l’autre ? Et dans le même mouvement : comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre ? 

Une créolité/diversité qui résiste au système élitaire et qui fait le choix de l’expression, le choix de l’enracinement sur un territoire dans la relation concrète de nos quotidiens. 

Et par cette fenêtre de tolérance et du vivre ensemble artistique, plus que jamais, ces artistes confirment l’idée que la Création est un mode de résistance et que la créolisation instaure une vigilance. 

Kako, 

commissaire d’exposition