Sphère de solitude éclatée

-Corps-photo

« C’est sur un fond de contestation globale de la société, sorte de dissidence culturelle conduite par l’idéologie hippie au cours des années soixante qu’apparait l’Art Corporel (en Europe) ou Body Art (aux Etats Unis). En rupture totale avec les pratiques artistiques traditionnelles, certains artistes ont fait de leur corps un médium d’expression formelle l’exposant parfois aux situations les plus extrêmes, l’inscrivant avec force dans un discours engagé et subversif visant à perturber, changer ou à remettre en question les anciennes valeurs, les modes de vie traditionnels et le pouvoir établi.

Le recours à la photographie, par ces artistes présentant leur propre corps répondait alors à un besoin de témoigner d’une Action ou d’une Performance éphémère. Rapidement la photographie fut intégrée au processus de création dans une relation où l’artiste lui-même venait faire corps avec son œuvre.

Cette adéquation corps-photo apparait comme un passage entre le sensible et l’intelligible. L’artiste interroge la réalité, nous la montre toujours plus évanescente, légère, insaisissable. Qu’est-ce qu’un corps, qu’est-ce que la matière ? La science moderne l’interroge encore. L’artiste perçoit également cette indécision, la fragilité de cette notion. Une sorte de connexion essentielle existe entre le corps et la photo par leur temporalité et l’idée d’un processus en permanente transformation. Mais aussi, comme le corps – support des principes spirituels, qui figure l’homme, qui en est l’image – la photo est le support d’une image bidimensionnelle où l’épaisseur corporelle est supprimée. Dans cette alchimie identitaire, la pellicule photographique devient une seconde peau, la pensée s’inscrit dans la chair de l’artiste, du corps photographié semble se dégager son univers intérieur, son univers mental.

En choisissant de se limiter à la surface, le créateur invente une nouvelle réalité. Une réalité située au-delà de tout, avec une autre profondeur ; une profondeur différente logée dans le domaine du possible, du non réalisé.

Au cœur de cette entente secrète, la notion de di stance en est la clé. Tout se joue au travers de l’œil, symbole de la perception intellectuelle et organe de la perception visuelle qui sépare le sujet et l’objet Par l’intermédiaire de l’image photographique, le corps est mis à distance et agit, à égalité avec la photo, comme un médium.

Par le regard séparateur qui permet de reconsidérer la matérialité, nous pénétrons dans le domaine de la pensée, indissociable de l’activité créatrice dans laquelle l’artiste engage son propre corps. C’est par le corps que la pensée émerge, les frontières entre esprit et matière sont désormais gommées et le savoir scientifique le confirme, à présent, en offrant une autre conception de l’homme et de son univers qui bouleverse la raison ordinaire.1 Ces « photographies corporelles ‘’ ou métaphores visuelles éclairent la relation continue et sans limite, l’identification entre ce qui est donné à voir, le corps de l’artiste, et sa pensée. »2

Cette pratique de la « photographie corporelle, existe partout ailleurs ce mode d’expression devient prépondérant chez les artistes et nous montre qu’un nouveau langage s’est créé un peu partout dans le monde, sur le mode conceptuel, sur le mode de la représentation abstraite en utilisant le corps comme support De nombreux artistes dans le monde y adhèrent en se nourrissant des spécificités propres à leur culture, des particularités de chacune d’elle et des préoccupations de chaque artiste.

Eric Grondin a concentré sa recherche plastique autour de la douleur de la solitude.

-Corps troublant

La solitude est depuis le XIXe siècle un thème majeur que les artistes n’épuisent pas et qui a, surement, encore beaucoup à apporter. Elle l’essence même de l’homme qui a pourtant vocation à vivre en communauté ; elle conditionne l’homme qui doit aussi la combattre.

« Fais de toi la sphère parfaite d’Empédocle, exultant en stabilité, sa solitude circulaire … ‘’Dans ses « Pensées pour moi-même » Marc Aurèle au IIe siècle de notre ère, louait la richesse de ces moments d’introspection nécessaires à la qualité, à la liberté, à l’autonomie du jugement de l’individu. Cette indispensable compagne, parfois cruelle, est, pourtant, fertile en liberté et en sagesse.

Le repli dans la solitude est recherchée pour se fondre dans la nature ou en Dieu, ou encore s’unir à soi-même. De cette retraite en lui-même et comme face à son propre miroir, fric Grondin a rapporté des images empreintes de la souffrance de ses conflits intérieurs.

Visage masqué, grimé, corps marqué, coloré, ces « tableaux photographiques, révèlent tous la souffrance d’un corps devenu étrange et mystérieux, inquiétant et troublant.

La violence à peine adoucie par les couleurs primaires, couleurs de l’enfance ; ! étrangeté froide d’un rayon vert ; l’énigmatique pictogramme sur un talon qui semble indiquer la direction du sol, de la terre et donc de la mort.

Toutes ces photographies corporelles permettent d’accéder à un monde invisible où la parole n’est plus nécessaire, voire réductrice. Le corps de l’artiste se lie aux signes et aux images et cette corrélation entre le corps et la photo révèle, rend visibles la pensée, l’émotion de l’artiste.

L’œil peint de, « Volcano » pleure. Des rivières de larmes de feu s’en écoulent. Ailleurs le regard inquiétant du clown triste scrute, nous observe, nous défit ; il ne nous fait plus rire. Les « Face I, II et II » intègrent le mouvement des jets d’eau puissants frappant une face peinte qui oscille entre le torrent de larmes et de violence de la gifle. Toujours maquillé, le visage de l’artiste se cache pour mieux se découvrir. Un combat intérieur féroce se joue sans concession.

Le concept de la solitude ne pouvait trouver médium plus pertinent que la photographie pour se manifester. La photographie corporelle devient dès lors métaphore, elle convoque immédiatement plusieurs sens, plusieurs idées ou concepts.

-Corps fragmenté

« ln my room » est une installation visuelle et sonore constituée d’une borne interactive et de trois écrans. L’artiste y a inséré des images de la culture populaire, des mots et des extraits de musiques. Il invite le visiteur à recréer, à partir des séries offertes, un corps divisé en trois séquences : tête, torse et jambes.

Le point de départ de cette installation figure l’artiste lui-même, les yeux couverts de post-it qui ne parviennent pas à masquer un filet rouge sang, une blessure.

Son torse se devine derrière un tronc d’arbre qu’il enlace comme pour se protéger et/ou montrer son attachement à la nature.

Les jambes sont tout juste évoquées par une empreinte de pied sur le sable : il n’est déjà plus là, seule reste la trace de son passage, le témoignage d’une errance au bord de la mer.

Dès lors que le visiteur débutera le travail de recomposition en s’appropriant les morceaux de son corps pour réaliser un autre tableau, ce corps prendra des tonnes différentes et ne sera plus le corps de l’artiste, son corps sera mis en pièces au profit de tout autre chose. Ce corps renouvelé par fragments, par introduction d’éléments extérieurs mèneront inévitablement à une déperdition de son image, de son identité. Celles-ci ne lui appartiendront plus mais seront offertes et partagées avec tous ceux qui accepteront de considérer son œuvre, sa personne pour lui rendre une nouvelle existence picturale.

Des assemblages monstrueux, énigmatique, amusants, tristes… peuvent être créés. Les pieds d’un robot associés à un costume-cravate et surmonté de la tête du roi d’un jeu de cartes : image incongrue. Au total 104 976 possibilités restent à explorer si l’on ajoute les écrits manuscrits qui viennent ponctuer l’image et les musiques qui accompagnent ces constructions surréalistes.

Les figures surgies de cette multitude de combinaisons, les corps fragmentés participent du collage ; tradition héritière du Surréalisme apparue au début du XXe siècle. Considéré comme subversive à l’époque, le collage est aujourd’hui une pratique artistique courante voire normalisée. Alors qu’il se définit, principalement, comme une technique d’assemblage hétéroclite de fragments d’images papier (dessin, photographies, journaux, affiches .. .), le collage dans l’œuvre d’Eric Grondin, élargie aux procédés sophistiqués et instantanés des technologiques moderne, fait ressortir sa nature extensible.

La bizarrerie de ces corps hybrides composés d’éléments disparates s’accentue encore un peu plus lorsque le visiteur décide d’incruster dans l’image un écrit qu’il choisira dans une liste offerte de mots manuscrits. L’artiste propose des écrits que l’on peut rassembler selon deux natures : poétique (rêve, murmure, fragile …) ou bien, énergique (mouvement, résistance, toujours …) ; des mots actif sou passifs, Yin ou yang comme cela pourrait être défini dans la culture orientale. Une exception doit cependant être mentionnée pour le mot « vide », qui est isolé, menaçant comme le néant. Ces mots inscrits dans l’image que le visiteur aura choisi, imprime à l’œuvre qui en résulte une valeur supplémentaire. Comme les tags et graffitis que l’on rencontre régulièrement ne peuvent être réduits à leur fonction sémantique, les signes linguistiques dans l’œuvre appartiennent davantage au registre de ce que Rudolf Arnheim qualifie de « Pensée visuelle ». Ces mots permettent de recréer des univers émotionnels qui remplacent ou reconstruisent ce qui est déjà présent ou absent dans la photographie.

Cet environnement émotionnel, est, si on le souhaite, englobé dans une bulle musicale qui aura elle aussi son parfum de mystère, de douceur ou bien d’énergie tonique.

Œuvre surréaliste mais aussi œuvre ludique. Plus qu’interactive, « ln my room » se situe dans un dispositif immersif. Le visiteur participe du processus créatif de l’œuvre, la borne interactive intègre le visiteur dans l’élaboration de l’image, de son environnement sensible et de son espace sensoriel. Ses choix sont affichés sur des écrans fixés au mur, les sons sont audibles par tous : il expose lui aussi, dans un espace muséal, sous les yeux des autres visiteurs, ses propres créations.

Nouveaux dispositifs audiovisuels qui trouvent l’adhésion de bon nombre de jeunes altistes, ces environnements immersifs sont aussi une réflexion sur l’espace. La bulle personnelle dans laquelle le visiteur crée ou recréé son œuvre mais aussi l’espace de représentation où il se trouve lorsqu’il offre à son tour aux autres visiteurs ce qui ressort de ses choix dans cette mosaïque d’identités multiples, de ses pensées et même de son état émotionnel du moment.

II- Sphère éclatée

-Espace intérieur

Cette spatialisation se retrouve dans le mannequin semblant flotter dans l’espace, suspendu au plafond et recouvert d’un ciel bleu, ponctué de petits nuages sous forme de pictogrammes : « Un ciel radieux » ·

De ce corps d’homme dans les limbes du sommeil, s’échappent des sons que le visiteur peut capter par l’intermédiaire d’un casque audio. Un homme dort et pourtant des vibrations sonores qui émanent de sa tête suggèrent une intense activité. Que sont-elles ? D’où viennent-elles ? Où vont-Elles ?

Sur fond musical des bribes de discours se mêlent aux bruits de la ville ou de la maison, ou à celui d’une radio mal connectée. Ces fonds sonores n’ont aucun sens hormis celui d’une accumulation d’informations, d’archives imma1érielles comme celles que l’on pourrait retrouver dans un pli de son ordinateur ou encore dans les recoins du cerveau. Toute une masse de connaissances, dormante inutilisées qui est pourtant stockée malgré soi. Que sont-elles ? D’où viennent-elles ? Où vont-elles ? Un mystère qui confirme cependant que notre savoir et nos connaissances ne sont pas tous issus d’un apprentissage conscient, ils s’infiltrent en nous malgré nous, à notre insu et sont toujours prêts à servir, à surgir, à ressortir de manière appropriée et cela, parfois à notre grand étonnement. La théorie mimétique découverte par René Girard qui a brillamment analysé les mythes et les évangiles a trouvé une confirmation dans les neurosciences par la découverte, en 2010, des neurones miroirs appelées aussi neurone de l’empathie. Des pans entiers de notre savoir sont le fruit de répétition, de limitation du mimétisme. Le cerveau doté de neurones miroirs sensibles à un mouvement, un geste intérieur, provoquent, par un effet de miroir, l’amorce de ce même geste observé. C’est ainsi que des apprentissages nouveaux se forment en nous dans de larges domaines : linguistique, affectif, émotionnel… Par assimilation passive, par imitation, par la réflexion du miroir.

-Espace privé/Espace public

« Varangue »3 est une installation qui creuse cette réflexion sur le miroir. Une fois encore le visiteur participe de l’œuvre puisqu’il est invité à s’assoir face à un écran entouré de webcams qui capturent et diffusent instantanément son image divisée en quatre parties comme sur les écrans de surveillance. Le visiteur se voit à la fois de face, de profil et de dos et découvre, aussi, en une seule vision, en une vision panoramique, tout son espace environnant.

Des philosophes du XXe siècle, Merleau-Ponty est celui qui a accordé à l’espace une attention toute particulière. Sa philosophie du spatial se fonde sur le corps et s’intègre dans sa théorie de la perception4. Le corps est celui avec lequel nous percevons le monde et qui fait qu’il existe. Le corps est donc à l’origine de la spatialité. L’espace n’existe pas en soi, c’est le corps qui est le principe et la connaissance de l’espace.

Dispositif immersif, « Varangue », en plaçant artiste-visiteur, créateur de lui-même, race à un miroir élargi, lui permet d’appréhender son corps dans l’espace, dans sa bulle personnelle, espace aux dimensions invisibles que Edward T. Hall a été le premier à définir comme un espace personnel, sorte de bulle psychologique.

L’installation « miroir » va plus loin dans la multiplication des reflets de soi en diffusant, en temps réel sur Internet, les mêmes images qui s’affichent sur les écrans. Cette mise à distance du corps à la fois dans l’espace d’exposition et sur la toile, simultanément, correspond à une ouverture de l’espace public privé vers l’espace public et correspond aussi à cette inclinaison de plus en plus répandue chez les utilisateurs du réseau à s’exposer, à exporter sa vie quotidienne, même la plus ordinaire, hors des espaces habituels vers les nouveaux espaces que représente le Web 5Cette amplification de soi pourrait bien être une quête de soi à travers l’Autre, une volonté de capturer une image de soi toujours mouvante et aussi une manière de se disperser pour se recomposer. La multiplication de miroirs se conçoit comme une nouvelle voie de connaissance de soi et des autres. Cette ­ « explosion de soi » en images multiples, ce partage de soi avec autrui fait éclater la sphère, la bulle personnelle. Serait-elle la nouvelle conquête d’un soi autonome ?

-Espace dilaté

« Cloud » (Nuage), l’installation éphémère filmée d’Eric Grondin le représente dessinant au sol le pictogramme du nuage par accumulation de petits verres à rhum remplis d’un liquide transparent où baignent des bâtons lumineux que les pêcheurs en mission nocturne utilisent pour attirer les poissons.

Ce sont des petits tubes qui, lorsqu’ils sont rompus libèrent une lumière fluorescente pendant un court instant. Disposés dans cette multitude de verres, patiemment ajustée, ils diffusent leur éclairage tonique et vibrant, une lumière vert fluo électrique, sur une surface au sol d’environ deux à trois mètres et donnent corps au nuage stylisé. Ce flamboiement psychédélique, joyeux et pétillant, ce frétillement qui embrase tout le nuage puis s’éteint offre un spectacle féerique, magique, irréel et souligne son aspect artificiel comme pourrait l’être le Cloud computing ou nuage informatique qui concentre en une vaste archive immatérielle de données informatiques de tous bords.

C’est en quelque sorte la réponse de l’artiste à la question de l’expansion de soi à travers les réseaux qui pourrait bien se révéler n’être qu’une légère illusion comme celle procurée par le rhum parfumé distillé dans les alambiques d’une ile tropicale, paradisiaque, ne natale de l’artiste.

Si la solitude, condition de l’homme, est aussi, à l’image des rites d’initiation, un obstacle à surmonter. Elle ne le construit que par son dépassement, que par son ouverture à l’Autre. Mais cette expansion des espaces d’« exposition de soi » qui offrent de nouvelles possibilités de se rapprocher de soi et des autres peut aussi se comprendre comme un fantasme d’ubiquité, attribut divin, et sans doute comme n’étant qu’un rêve.

Caroline de Fondaumière

Historienne de l’Art

3 La varangue est un élément d’architecture créole. Aéré et frais, il est, sous les tropiques, le lieu convivial de rencontre, de discussions, de bavardage…

4 Merleau-Ponty Phénomologie de la perception. Ouvrage majeur de 19455 Anne Cauquelin. L’exposition de soi, du journal intime aux webcam