11 décembre 1890, Centerville, Wisconsin – 24 avril 1976, Bâle, Suisse.
Mark Tobey appartient à une famille d’origine anglaise qui émigre aux Etats-Unis et se fixe aux environs de Chicago. Durant son enfance passée dans le Middle West américain au bord de l’Upper Mississippi River, Mark Tobey, né d’un père charpentier et d’une mère couturière, se passionne pour les sciences naturelles, la littérature et la représentation graphique de la nature.
Il s’inscrit en 1908 aux cours du soir de l’Art Institute1 of Chicago tout en suivant une formation en arts appliqués, ce qui lui permet de gagner sa vie. Il s’installe à New York en 1911, réalise des dessins de mode pour l’illustration commerciale, des caricatures pour la presse jusqu’à la fin de la première guerre mondiale.
En 1913, Mark Tobey visite la désormais célèbre exposition d’art moderne de l’Armory Show2, où il découvre Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp œuvre aujourd’hui considérée comme fondatrice de l’avant garde. Mark Tobey l’interprète très justement comme une leçon de désintégration dynamique des formes.
En 1918, il débute son apprentissage de la calligraphie chinoise et se convertit au Bahaïsme3 suite à sa rencontre avec la portraitiste américaine Juliet Thompson4. Fervent admirateur de cette philosophie, sa peinture tente alors de réaliser une synthèse entre respect des traditions culturelles de l’Occident et attrait de la mystique extrême-orientale.
Le bahaïsme enseigne une approche mystique de la nature grâce à une vision de l’unité du monde. Sa conversion influencera les recherches du peintre et lui fera renoncer à la société de consommation new-yorkaise. Il s’installe alors sur la côte Pacifique, étudie la philosophie et la cosmogonie : J’humais l’Orient qu’apportaient les marées.
A partir de 1922 Mark Tobey est nommé professeur de dessin à la Cornish College of the Arts5 de Seattle.
Parmi l’importante communauté chinoise de la côte ouest américaine il fait la connaissance de Teng Kwei, étudiant qui l’initie aux techniques de la peinture chinoise et à la philosophie extrême-orientale. Cette rencontre sera décisive sur le plan artistique et intellectuel pour la suite de sa carrière.
L’artiste développe alors un intérêt accru pour la culture persane et s’intéresse à la calligraphie perse, voyage d’abord en Europe, visite Paris en 1925 puis découvre la plupart des pays du Moyen Orient jusqu’en Extrême-Orient. A Shangaï il perfectionne son étude de la calligraphie et du lavis.
Dès les années 1930, alors que son travail s’éloigne de la figuration, il bénéficie d’une reconnaissance au sein du milieu artistique new-yorkais en participant notamment à l’exposition collective Painting and Sculpture by Living Americans6 organisée par le Museum of Modern Art en 1930. En préface du catalogue le directeur du MoMA, Alfred H. Barr Jr., note que cette génération de peintres « sont des adeptes de l’impressionnisme »7. Dès cette époque le travail de Mark Tobey sera régulièrement présenté au MoMA8 de NYC.
En 1931 Mark Tobey, artiste-résident au Dartington Hall9, s’installe en Angleterre dans le Devonshire. Toutefois, durant cette même période, le peintre continuera d’effectuer plusieurs voyages en Chine. Il se rend également au Japon et apprend la calligraphie nippone en séjournant au monastère Zen de Kyoto en 1934.
En 1939 Mark Tobey rencontre le linguiste américain d’origine suédoise Pehr Hallsten, qui deviendra son compagnon.
Après la seconde guerre mondiale, Mark Tobey s’intéresse à la civilisation des Amérindiens. Au cours des années 1950 il voyage en Europe et attire l’attention du peintre Georges Mathieu dès 1952.
C’est sur ce continent qu’il obtient une véritable reconnaissance internationale après sa participation à l’exposition 50 Ans d’Art aux Etats-Unis: Collections du Museum of Modern Art New York, au musée d’art moderne de Paris à l’automne 195510. Exposition reprise sous le titre Modern Art in the United States11 à la Tate Gallery Londres en 1956. Les œuvres de Willem de Kooning, Arshile Gorky, Franz Kline, Robert Motherwell, Clyfford Still et Mark Tobey regroupées dans une même salle révèlent l’expressionnisme américain en Europe.
La même année, la galerie Jeanne Bucher 12 à Paris lui offre sa première exposition personnelle européenne. En 1958, lors de sa participation à la biennale de Venise13 Mark Tobey obtient le Grand Prix.
En 1961, il bénéficie d’une importante exposition rétrospective au musée des arts décoratifs à Paris.
Durant ses nombreux déplacements, Mark Tobey se concentre sur le dessin modeste qui apparaît comme le médium idéal durant cette période de renouveau. C’est dans ce contexte spirituel et de vagabondage que le peintre se forge un nouveau langage visuel.
Avec Clifford Still 14et Mark Rothko15, Mark Tobey est considéré surtout à la suite d’articles du critique d’art français Michel Tapié16, comme l’un des créateurs de cette école du Pacifique. Ces trois artistes sont influencés par les éléments de civilisation extrême-orientale très présents sur la côte ouest des Etats-Unis, où s’affirme dans les années 1950 une forte implantation de chinois et de japonais et des collections de musées orientées vers les arts des pays de l’océan Pacifique.
Mark Tobey est souvent associé à l’Action Painting17 et au mouvement de l’expressionnisme abstrait de la côte Est défendu par Clement Greenberg. Le critique d’art américain écrit en 1944 que l’art de Tobey est un des premiers apports originaux de l’art américain18.
Toutefois Mark Tobey reste relativement isolé de cette scène new-yorkaise jusqu’en 1962 où le Musée d’Art Moderne de New York lui organise une rétrospective. A cette occasion William Seitz, conservateur du musée écrit que Tobey « a fait de la ligne le symbole de l’illumination spirituelle, de la communication et de la migration humaines, de la forme et du processus naturels ainsi que du mouvement entre des niveaux de conscience ». Il situe ainsi les recherches spirituelles et esthétiques de l’artiste sur le même plan.
Comme le note très justement Cécile Debray : L’artiste discret (…) , surnommé le « sage de Seattle », est entouré insensiblement et progressivement d’une aura d’exception, celle d’un fondateur de la modernité, d’un artiste mystique mais aussi d’un penseur de l’abstraction dont les œuvres sont rares, intimes, denses et profondes.19
Sur la sollicitation du galeriste suisse Ernst Beyeler, Mark Tobey s’installe définitivement à Bâle en 1970 partageant son temps entre la musique et la peinture jusqu’à sa disparition à l’âge de 86 ans.
Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses institutions internationales prestigieuses : Centre Pompidou MNAM (Paris)
Fondation Beyeler (Bâle) Kunstmuseum (Bâle) Guggenheim (New York)
Metropolitan Museum of Art (New York) Museum of Modern Art (New-York)
Art Institute of Chicago Whitney Museum (New York) Tate Gallery (Londres).
Mark Tobey Renaissance of a flower, 1975.
La démarche picturale de Mark Tobey s’installe à partir de 1959 : il développe un système caractéristique constitué d’un fourmillement de signes « mes traces abandonnent, du moins en apparence, tout contenu pour se livrer entièrement à l’ivresse de se satisfaire d’elles-mêmes, de leur propre jeu graphique ».
Il décrit ses peintures comme une sorte de contemplation autonome. Son immédiateté imite en quelque sorte l’apparence du langage. Partant de la calligraphie traditionnelle, Mark Tobey invente une sorte de gribouillage, de mouvement, de rythme d’où surgissent des formes semblables à un graffiti.
Des entrelacs, toujours de petites dimensions, couvrent tout le format de l’oeuvre à la recherche d’un équilibre entre subtilité et spiritualité.
La lithographie en couleur sur papier Japon acquise par l’Artothèque s’inscrit dans cette démarche si caractéristique développée par Marc Tobey: l’utilisation quasi exclusive de petits formats sur papier aux couleurs amoindries.
Une écriture totalement abstraite, en plumes entrecroisées, en lignes enchevêtrées à dominantes de blancs, envahissant toute la surface de la page, fondant une des origines de ce qu’on appellera « all-over20 ».
Ce geste de recouvrement de bandes vibrantes de lignes, d’une infinité de signes crée une réelle profondeur. Cette oeuvre, souvent qualifiée d’abstraite, manifeste un évident besoin d’expression intérieure et conduit le spectateur dans un dialogue entre le visible et son invisible.
Renaissance of a flower est composée d’une écriture extrêmement comprimée de corps embryonnaires sans aucune hiérarchie dans la répartition de la couleur sur le papier.
Mark Tobey recherche dans cette accumulation monochrome d’entrelacs et de mailles plus ou moins compactes un relief par la seule vibration du blanc sur un fond ocre et la dispersion d’ombres bleutées.
Ces graphismes resserrés fragmentent cette masse rectangulaire verticale écrasant la forme et inventant, suivant les propres mots de Mark Tobey, une white writing. L’écriture blanche de Tobey est lumineuse, elle est métaphysique et elle est aussi élégiaque21.
En se plongant dans la contemplation, le spectateur découvre une série de signes infiniment petits qui ont chacun leur propre rythme révélé par l’intuition de l’artiste. Comme les brins d’herbe d’une pelouse, infimes parties d’un ensemble, les signes peints par Mark Tobey forment certes une seule composition mais possèdent leur propre vie avec une immense autonomie.
Renaissance of a flower peut donc être assimilé à un champ sensible agité de mille vibrations par un léger vent d’alizé où la nature prolifère en toute liberté. Renaissance of a flower nous ouvre à la contemplation de cet espace extérieur pour partir à la découverte de notre espace intérieur.
Mark Tobey écrit en février 1955 ces quelques phrases qui résument parfaitement sa quête d’absolu et inonde ses créations : « Sur les pavés des rues et sur les écorces des arbres, j’ai découvert des univers entiers. Je suis très peu au fait de ce que l’on appelle généralement « abstrait ».
L’abstraction pure serait pour moi une peinture dans laquelle on ne trouverait aucune affinité avec la vie, une chose pour moi impossible. J’ai cherché un monde « un » dans mes peintures mais pour le réaliser j’ai utilisé comme une masse tourbillonnante. Je n’assume aucune position définie. Peut-être que ceci explique la remarque faite par quelqu’un qui regardait une de mes peintures : Où est le centre ? »22
Cette recherche d’absolu empreinte de spiritualité et de délicatesse à l’écart des tourbillons de l’avant-garde et de ces mouvements éphémères l’a maintenu éloigné de l’histoire de l’art moderne où pourtant son influence a été déterminante. Face à nos angoisses systémiques et à nos crises écologiques l’oeuvre de Mark Tobey est encore aujourd’hui une réponse fascinante.
Yves-Michel Bernard, mars 2021
1 School of the Art Institute of Chicago est ouverte dès la fondation du musée en 1879.
2 C’est à l’ancienne salle d’armes du 69° régiment de l’infanterie des Etats-Unis à New-York que la plus célèbre exposition de peinture du XXème siècle doit son nom. Elle ouvre le 17 février 1913 au bout de quelques jours la toile de Marcel Duchamp provoque un scandale énorme et l’affut de plus de 300.000 visiteurs.
3 Religion monothéiste fondée au XIXème siècle, du surnom de son initiateur Abd-al-Bahā. Les membres de la Foi baha’ie réunis en Assemblées spirituelles prônent l’unité spirituelle de l’humanité et la paix mondiale généralisée et durable.
4 Juliet Thompson (1873–1956) peintre américaine, disciple de Abdu’l-Bahá.
5 Fondée en 1914 Cornish College of the Arts de Seattle est surtout renommé pour son apprentissage de la musique suivant les principes de la méthode Montessori le danseur Merce Cunningham y effectuera ses premiers apprentissages en 1937.
6 Painting and Sculpture by Living Americans, 2 décembre 1930 20 janvier 1931, Mark Tobey expose trois peintures : American Lanscape, 1928, portrait of a poet, 1928 et Victory, 1928.
7 Painters are included who are followers of the Impressionists, p5 du catalogue
8 Entre 1930 et 2021 les peintures de Mark Tobey seront présentées au cours de 37 expositions organisées par le MoMA. Mark Tobey bénéficiera de deux rétrospectives au MoMA en 1962 et en 1976.
9 D’inspiration cistercienne cette institution privée qui accueille en grande majorité des musiciens, alterne l’apprentissage de l’agronomie avec les cours de poésie et de dessin.
10 Cette exposition, financée par le MoMA et les services culturels de l’ambassade des Etats-Unis, affirme définitivement l’hégémonie de l’art américain sur l’école de Paris d’un point de vue esthétique et commercial.
11 Modern Art in the United States: A Selection from the Collections of the Museum of Modern Art New York ouvre à Londres le 5 janvier 1956 : « for some time we have been making the point that London is anxious to see contemporary American work, and it appears that our representations are beginning to bear fruit. » McCray, chef du Conseil international du MoMA
12 Depuis les années 1950 la galerie Jeanne Bucher expose régulièrement son oeuvre. Dernière en date TOBEY or not to be ? du 16 octobre 2020 au 27 février 2021
13 Mark Tobey est le premier artiste américain à obtenir le Grand prix de la biennale au XXème siècle. A Venise en 2017 importante rétrospective Mark Tobey : Threading Light (Commissaire Debra Bricker Balken) à la Collection Peggy Guggenheim, palais Venier dei Leoni
14 Clifford Still (1904-1980) peintre américain membre fondateur de l’expressionnisme abstrait américain
15 Mark Rothko (1903-1970) peintre américain d’origine russe liant abstraction et spiritualité
16 Michel Tapié (1909-1987) critique d’art français.
17 l’Action Painting est l’une des principales tendances de l’expressionnisme abstrait américain
18 Préface du catalogue de l’exposition à la Willard Gallery de New-York en 1944
19 Mark Tobey. Tobey or not to be ? Hors série Connaissance, Gallimard, Paris, 2020.
20 All Over est une technique qui utilise toute la toile, tout le format, n’a pas de centre, ne fait pas de hiérarchie entre le fond et la forme.
21 Deborah Bricker Balkan, commissaire de l’exposition Mark Tobey in catalogue coll. Peggy Guggenheim, 2017.
22 In Mark Tobey. Tobey or not to be ? op.cit.