Sonia CHARBONNEAU

PORTRAIT DE L’ARTISTE EN RUNNEUSE

Qu’est-ce qui fait courir Sonia Charbonneau ? Avec Maïdo Maïdo, vidéo d’une durée d’environ 40 minutes, l’artiste nous propose une expérience inédite et troublante du paysage, que l’on appréhende de manière performative, dans une course en pleine nature, caméra à la cheville. « La course à pied au sens large du terme, nous dit Cécile Coulon dans son « Petit éloge du running », contient tout ce que lHistoire contient dhistoires : de l’ère paléolithique à nos jours, elle incarne le drame humain, ses passions, ses conquêtes, ses victoires et ses défaites ». Incursion dans le travail de cette jeune artiste réunionnaise et dans Maïdo Maïdo, une œuvre intime et politique à la fois, présente dans la collection de l’Artothèque, où elle est visible et empruntable !

« D’un point de vue sportif, la course est un enfant sauvage, un mauvais élève, parce qu’elle ne répond à aucune règle, ne retient aucune leçon : la course se pratique quand on veut, où l’on veut, avec ou sans matériel, seul ou à plusieurs. Elle ne s’alourdit d’aucune contrainte ; elle incarne la liberté de l’homme à chercher, dans sa douleur, dans sa vitesse, dans ses capacités physiques, morales et psychologiques, la force d’avancer, même s’il s’agit de revenir au point de départ. Car en course, lorsqu’on part sans se poser de question, il arrive souvent que l’on trouve une réponse dans sa lancée »

CÉCILE COULOND[1]

Entrer dans la vidéo Maïdo-Maïdo est une expérience étrange : une vision au ras du sol, une image qui tangue dans un rythme continu et éprouvant, des zones de flou récurrentes dues à la vitesse, la difficulté d’accrocher le regard à un point fixe pour un ancrage visuel, peu de perspectives et une bande sonore qui nous entraîne physiquement dans une recherche pénible d’oxygène. L’artiste nous embarque dans un voyage pour le moins inhabituel à travers le paysage. Quel est ce point de vue ? Pourquoi ces mouvements ? Qu’est-ce qui se joue dans cette course, cette fuite ? Après les premières minutes du visionnage, l’œil s’adapte, identifie des points d’accroche au loin et s’active à faire l’impasse sur les premiers plans vacillants. Les vaines tentatives du regard pour trouver un semblant d’équilibre dans cette oscillation perpétuelle, finissent par installer, par leur récurrence, une sorte de « stabilité chaotique », un amer invisible dans la tempête, un ancrage intérieur, une effraction dans laquelle s’engouffrer pour « entrer en paysage ».

Surgissent alors d’autres perceptions. Le rythme de la respiration, tantôt calme et régulier, tantôt saccadé et en perte de souffle, peut constituer une sorte de fil dans le labyrinthe. Qui le tient ne se perd pas. Le regard commence alors à porter son attention sur les pierres, la végétation changeante, les brumes qui s’installent, les arbres calcinés, squelettes qui racontent le grand incendie récent sur la planèze des hauts de l’Ouest, les jeunes pousses qui déjà colonisent le sol en travail, les fougères, et parfois la fenêtre grande ouverte d’un coin de ciel bleu qui entre brusquement dans l’image…

« Je ne voulais pas d’un paysage en frontal », explique Sonia Charbonneau. Dans cette course qui contrarie nos schèmes paysagers, l’artiste propose une antithèse de la vision romantique d’un Gaspard David Friedrich, du voyageur debout faisant face à un paysage d’immenses montagnes ou d’une mer de nuages : immensité où projeter son regard, ses rêveries et son inspiration mystique. C’est à une expérience physique du lieu que l’artiste nous convie, à travers l’effort, les sensations du corps, la difficulté de respirer, le rythme de la course. Elle nous donne à éprouver le relief, les montées et les descentes, le manque d’oxygène, la brume glacée, la végétation qui fouette les jambes… Le paysage n’est pas tenu à distance, il nous traverse. La contemplation se fait différemment.

Courir, créer : “I will survive”…

La vidéo Maïdo Maïdo, qui est une commande d’Antoine du Vignaux pour l’exposition « Panorama 2 » à l’Artothèque en 2020, s’inscrit dans la continuité d’un premier travail intitulé « Running zone », vidéo-installation que l’artiste a présentée à l’ESA-Réunion pour son DNSEP (diplôme national supérieur d’expression plastique) en 2015.

« Running zone, explique-t-elle, réunit toutes mes interrogations à partir de la pratique du footing et se déroule sur le parcours sportif de Saint-Denis qui pour moi proposait des échantillons du monde, entre la mer et la route, où tu croises des sportifs, des familles, des clochards, des amoureux. Ça m’intéressait de travailler le paysage à travers ma pratique du running et je voulais parodier cette image du runner ultra connecté, en chantant et captant le regard de ces passants ». En chantant très fort et épuisant sa playlist de chansons populaires pendant 45 minutes de course, caméra à la cheville, Sonia Charbonneau performe « I will survive » ou « Eyes of the Tiger » de Gloria Gaynor, dans une sorte de « paroxysme de la runneuse », drôle et résiliente à la fois : « Running zone pour survivre » dit-elle. On retrouve un protocole presque semblable dans Maïdo Maïdo, qui apparaît comme un pendant de « Running zone », sans les chansons, et dans un paysage différent et dépeuplé d’humains.  

Maïdo veut dire « tout brûlé » en malgache, et le titre de l’œuvre renvoie aussi bien à l’histoire de l’île qu’à ses paysages dont la toponymie porte le sceau d’une mémoire vivante du marronnage. Cela évoque également les récurrents feux de forêts des hauts de l’ouest, dont les stigmates apparaissent dans la vidéo, témoin de la très rapide régénérescence des végétaux au milieu des squelettes d’arbres calcinés. « Cette actualité de la forêt du Maïdo en train de brûler, au moment où je commence à travailler sur ma pièce, ça me touche vraiment beaucoup, explique-t-elle ».

Les images des incendies inondent les écrans à une période où elle écoute en boucle « Pendant que les champs brûlent » de Niagara, et font résonner une profonde éco-anxiété qu’elle choisit d’exprimer de manière cathartique dans la course et dans l’art. « Le tout brûlé, explique-t-elle, il est aussi intime, face au désastre de la maladie et à la catastrophe avant recommencement ». La maladie, le feu, l’accident, le désastre. « Et là où ça a été résilient pour moi, c’est que tu gravis le sommet pour redescendre. C’est un aller-retour. Il y a ce côté cycle de la vie, c’est à dire que parfois il faut passer par ce feu et par le vide pour renaître ».

L’artiste propose le chemin comme métaphore de la vie, mais aussi de l’histoire individuelle et de l’histoire collective. Elle convoque le sentier dans ce qu’il offre de possibilités de se perdre et paradoxalement de se trouver en quittant la voie rapide et les grands axes que tout le monde emprunte. Une course qui fait ainsi écho à la fuite et au marronnage, et qui parle également du rapport intime qui a longtemps prévalu entre les habitants de l’île et ses paysages parcourus de sentiers, avant le tracé des grandes artères bitumées et du tout automobile.

Enfin, cette vidéo-running, à l’instar des autres productions de la plasticienne, raconte la difficulté d’être au monde, en tant qu’artiste engagée et en tant que femme : elle explore les limites du corps dans sa confrontation au réel, dans des courses, dans la déambulation incertaine et inconfortable de « La belle créole » qui dérive en équilibre instable sur les galets de la plage chaussée de ses hauts talons roses fushia, ou dans une performance qui explore une autre forme de déplacement, inspirée de la poésie performée de Julien Blaise intitulée « et bien non, moi je ne suis pas »  : Je ne suis pas architecte, juge, politicien… artiste, je suis architecte, juge, politicien… artiste.

Une autre « cinéplastique »

Comme l’écrit Thierry Davila, l’histoire de la pensée regorge d’exemples qui montrent comment une certaine forme de réflexion est liée à une certaine forme de déplacement. Déambulation, flânerie, dérives… les philosophes illustres (l’école aristotélicienne, Rousseau et ses rêveries du promeneur solitaires, Nietzsche…), et plus tard les surréalistes puis les situationnistes ont pratiqué l’expérience du déplacement physique comme celle d’un déplacement de la pensée. Dans les années 1960, les artistes de Land Art et de l’Earth Art partent créer « ailleurs », faisant de la « nature » un « écrin dans lequel prend place la déambulation productrice de formes. Ici l’action du corps mobile est le ferment d’un investissement à grande échelle du contexte dans lequel l’art a lieu, un art qui s’exprime alors dans ce que Roseline Krauss a appelé un ‘’champ élargi’’ ».[2]

Les artistes contemporains, comme Grabriel Orozco, Francis Alÿs, Stalker, explorent la marche comme pratique collective, dans une pratique que Thierry Davila nomme cinéplastique à savoir « une exploitation systématique des possibilités du déplacement : déplacements du regard, déplacements des protocoles artistiques, déplacements des perceptions du quotidien le plus immédiat, pour amener l’art vers des zones interstitielles dans lesquelles une autre ville existe et se construit, dans lesquelles une autre réalité actuelle est en train d’émerger ».

Le travail de Sonia Charbonneau décline des protocoles de déplacement qui interrogent et repoussent les limites du corps dans son interaction avec le milieu qu’elle choisit. Il nécessite et en résulte une acuité de présence, une forme de méditation née de la concentration à chaque pas, sur chaque pierre, qui lui permet de lâcher prise et faire le vide intérieur tout au long du sentier. Le point de vue proche de la terre, de l’humus, incite, dit-elle, à l’humilité. « C’est un parti pris esthétique de ramener le regard humain au sol… On est focus sur un galet et tout le reste disparaît ».

Les découvertes à postériori, au moment du montage, sont nombreuses. Les mouvements de rotation de l’image, quand le pied se pose, se relève et repart, génèrent à chaque fois des flous qui viennent rythmer la vidéo, et qui par leur récurrence font écho à une mécanique perpétuelle plus globale, et plus intime aussi : la course des planètes, les pulsations des organes dans le corps, et la respiration lente du paysage. « A un moment donné, tu as la descente dans la ravine et ça c’est trop beau. (…) Les pierres brûlées, le lichen particulièrement blanc à cause de la chaleur. Je mettais la main et c’était encore chaud. Cette sensation-là, comme si c’était vivant, c’est comme une rencontre avec le lieu en tant qu’entité ».

Sonia Charbonneau revendique un parti-pris politique dans le choix d’utiliser le running comme matière de recherche artistique, comme une alternative à un monde que l’on ne touche plus qu’à travers des interfaces numériques et des informations immédiates. En réponse à ces nouvelles pratiques du réel qui privilégient Wikipédia comme vecteur de savoir, l’artiste propose d’arpenter, de marcher, de courir et de s’approprier le réel par la course et la création. « Pour moi les runners sont des explorateurs du temps d’un genre nouveau, ils font l’expérience du présent, et ça engage le corps, le met en mouvement ».

Patricia de Bollivier, 2023

https://parallelesud.com/kiltir-maido-maido-de-sonia-charbonneau-portrait-de-lartiste-en-runneuse


[1] Cécile Coulon, « Petit éloge du running », nouvelles éd. François Bourin, 2018.

[2] Thierry Davila, « Une cinéplastique généralisée », Dérives I, Esse arts + opinions n°54, p 4 et 5, printemps-été 2005.

Myriam OMAR AWADI

« NOTES BLEUES – COULÉE DOUCE » : CONJUGUER LES CORPS SUR LA POINTE DES PIEDS

« Tu peux me supporter ? Avec tes bras, avec ton dos.
Combien de temps ça peut durer ?
Et moi est-ce que je peux.
Rester la tête collée à ton épaule. Une demi-heure.
Se traîner ensemble, s’étaler dur les sols.
Est-ce qu’on peut se tenir debout ensemble ?
Combien de temps ça peut durer ?
Et si tu respires très lentement, très fort, est-ce que tu peux me faire glisser ?
peut-on couler comme ça ? »[1]

Myriam Omar Awadi est une artiste plasticienne incontournable de la jeune création contemporaine.  « Artiste de lentre-deux cultures », comme elle se définit elle-même avec une certaine ironie, ses racines comorienne et française viennent irriguer une production décomplexée qui interroge et ré-interprète traditions et rituels dans des performances et des installations où se mêlent le conceptuel, le poétique et le spectaculaire. Au cœur de son travail, et comme situé également dans un entre-deux, entre visible et invisible, présence et absence, acte de création et non-acte, In(acte) : la figure de lartiste. Celle qui brode ou dessine inlassablement des petites fleurs bleues, coud ensemble des pelures de clémentines pour fabriquer une peau de chagrin, celle qui déclame de la poésie ou chante des chansons populaires dans un orchestre vide, fait des conférences et des discours sur les oeuvres, ou celle qui, vêtue de la lumière réfléchissante des sequins, tourne sans fin comme une boule à facette sur la scène des comédies humaines. Sous le voile des gestes quotidiens et insignifiants quelle donne à voir, elle met en forme une réflexion politique aiguisée sur les vulnérabilités et les résistances, à travers notamment une observation critique du milieu de lart contemporain, ses codes, ses rituels, ses logiques de cour et ses luttes de pouvoir. Très engagée sur les questions féministes et décoloniales, Myriam Omar Awadi a enseigné les pratiques performatives à l’École Supérieure dArt entre 2013 et 2020, elle est membre du collectif La Box/Run Space, et son travail est régulièrement diffusé au sein dexpositions, de foires et de résidences en Europe, dans les pays de locéan Indien et à linternational.

« Notes Bleues – coulée douce » est une aquarelle sur papier de format moyen, qui installe deux couples de danseurs dans un espace blanc indéterminé. Aucune ligne d’horizon, aucune verticale ne viennent structurer le champ dans lequel les personnages dansent sur la pointe des pieds, le corps comme suspendu. Aucune ombre portée ne les rattache au sol. Ils semblent flotter, occupant un espace relativement restreint dans une composition où, à la manière des ukyo-e, « images du monde flottant », le vide a une présence plastique considérable. Un des deux couples —un homme et une femme—, se trouve au centre de la composition. Non loin, sur la gauche, ce sont deux femmes qui dansent, et leur mouvement confère à l’ensemble une sorte de légèreté dans un équilibre fragile. Leurs habits sont dessinés avec le même motif de petites fleurs bleues. « Ils sont en pyjama, écrit l’artiste. Des pyjamas et des robes de chambre d’un tissu fluide, bleu ciel. Un coton léger recouvert de petites fleurs bleues »[2].

Ils n’ont pas de tête, donc pas de parole, d’ouïe, de vue, ni d’odorat. Pour Myriam Omar Awadi, cette absence catalyse un ensemble de questions liées au corps social et ce qui nous y rattache : « Est-ce qu’ils sont sans tête parce qu’ils sont devenus zombies ? Ont-ils ont été zombifiés par les espaces de conditionnement que sont les espaces sociaux ou est-ce que justement le fait qu’ils soient sans tête montre qu’ils sont ouverts, qu’ils sont des corps connectés ? Ces questions sont encore les miennes »[3], dit-elle. La communication passe par le corps en équilibre instable, en train de se chercher : le corps, le toucher et la danse.

Une fine ligne dessine leurs bras qui s’enlacent et se balancent nonchalamment. Ils composent un ensemble minutieusement chorégraphié autour de la question de la conjugalité. « Ils-elles sont dans une danse à deux, une sorte de ritournelle, explique l’artiste, mais avec une forme d’abandon, comme un évanouissement. Les personnes dansent sur la pointe des pieds, tout le temps, elles sont en déséquilibre…». Une situation inconfortable dans des tentatives renouvelées de faire couple, faire communauté, faire relation… Comment vivre ensemble ? Comment  « faire commun » avec nos vulnérabilités ?

Ces danseurs constamment sur la pointe des pieds évoluent comme aux rythmes syncopés du Bigidi des Antilles et du Maloya à La Réunion. Ce sont des danses « au bord de la chute » dit-elle, et qui, dans cette expérience du déséquilibre constant, expriment des manières d’être et de percevoir le monde spécifiques, peut-être moins normatives ou dogmatiques. « Dans le Bigidi, on est sur le point de tomber, on se rattrape à chaque fois, c’est une expérience d’être dans ce déséquilibre constant et peut-être que c’est aussi ça qui apporte de la force » dit-elle. Ce dont des danses qu’elle relie à « l’expérience du gouffre », image employée par Glissant pour désigner la cale du bateau négrier et l’enfer obsédant de la déportation, la faille originelle. Myriam Omar Awadi y fait référence dans un long dialogue avec Yohann Quëland de Saint-Pern intitulé « Ce qui nous tient éveillé.e.s », et publié en 2021 dans la revue AFRIKADAA[4].

L’artiste propose dans cette œuvre « une tentative d’incarnation du vivre ensemble », de la difficile conjugalité en prise avec les carcans sociaux et domestiques, une métaphore des relations humaines et de la complexité des relations amoureuses (What is love ? Baby don’t hurt me, don’t hurt me, no more[5]). « Le sentiment amoureux n’est-il que l’expression de ma nature biologique ? L’amour est-ce ce sentiment qui remplit de joie un individu en raison d’une cause extérieure ? (…) Ou l’amour n’est-il pas simplement le masque psychologique d’une réalité pulsionnelle sous-jacente et tirant son origine dans l’inconscient ? »[6].

Elle amène également, dans l’idée du déséquilibre comme moteur pour tenter de rester debout, une métaphore de la condition de l’artiste.

« FLEUR BLEUE, ÊTRE SENTIMENTALE », L’INSIGNIFIANCE COMME PRINCIPE ACTIF

« Note bleue – Coulée douce » date de 2010, et fait partie du corpus des Fleurs Bleues (2008-2018) incluant des dessins et des œuvres que Myriam Omar Awadi nomme des  « In(actes) » et qui prennent également la forme de vidéos et de performances. L’artiste a déployé ce corpus au cours d’une résidence de création à l’Artothèque du Département en 2012. Celle-ci a donné lieu à une restitution au Musée Léon Dierx en 2013 puis une édition d’artiste portée par le laboratoire API de l’ESA Réunion en 2014 intitulée « Fleur bleue, être sentimentale. La visite guidée. Esthétique de la broderie ».

Le propos du corpus des Fleurs Bleues prend son origine dans la trajectoire de la jeune artiste alors qu’elle étudiait à l’école des Beaux-Arts à Brest. Son travail suscite à ce moment-là beaucoup d’incompréhension chez ses professeurs : ses propositions inspirées et nourries de sa culture comorienne ne sont appréhendées par ces derniers que dans les dimensions esthétiques qui les relient à l’art occidental, et notamment l’histoire de la performance. Toute la richesse de l’héritage comorien était perçu comme de la tradition ou du folklore et non comme expression artistique. Cette invalidation de son travail intervient comme une rupture dans son parcours, une expérience douloureuse qui la conduit à opérer, lors d’une année sabbatique, un détour vers une recherche sur  les gestes traditionnels du tissage et de la broderie. « Je me suis rendue compte dit-elle, que ce qui mintéressait au fond c’était toute la puissance des concepts et des métaphores que contiennent ces pratiques artisanales ». Ces préoccupations viendront ensuite nourrir son DNSEP à l’Ecole d’Art de la Réunion, avec une exploration du tissage de matières vivantes (fleurs de frangipaniers, graines germées) sous la houlette de Madame Zo, mais aussi un approfondissement de sa pratique performative avec des clés référentielles comme les démarches d’Ana Mendieta, Myriam Mihindou et Colette Pounia.

Ses pratiques de la broderie deviennent très vite le support d’une réflexion sur les questions de la valeur de l’art, des codes et des rituels qui prévalent dans le champ de l’art contemporain. « Pour moi, explique l’artiste, « Fleur bleue », c’était une ruse. J’utilise des références occidentales pour parler de mon travail et j’analyse le milieu de l’art tel qu’il est puisqu’on me dit que ce que je fabrique intuitivement, sincèrement, ça n’est pas de l’art »[7]. L’expression populaire « Fleur bleue », qui a une connotation péjorative, s’inspire de la locution « cultiver, aimer la petite fleur bleue »[8] et désigne un sentimentalisme empreint de naïveté, dans le registre de l’amour et du romantisme. Le motif de la fleur est, dit-elle un « dessin maladroit et obsessionnel » qu’elle compare aux divagations graphiques qu’il nous arrive de faire lorsque nous sommes au téléphone, un stylo à la main. Pratiques insignifiantes et motifs populaires au cœur d’une performance, d’un dessin, d’une vidéo, les In(actes) proposent ainsi des temps suspendus ou étirés, focalisés sur le geste de broder, de fumer, de dessiner des petites fleurs bleues, ou dans des actions où l’artiste, en pyjama, pose immobile dans sa buanderie ou sa cuisine. Dans ces tentatives de « faire meuble », réminiscence consciente du corps-objet de la période sombre de l’esclavage, elle interroge sa place en tant que femme à l’intérieur du foyer,  dans une sorte de plaidoyer statique contre les systèmes d’enfermement des corps dans des assignations sociales et domestiques.

Le travail de Myriam Omar Awadi postule à l’instar de Cornélius Castoriadis, que l’insignifiance, qui est au départ synonyme de trivialité, sans importance ou d’une grande banalité, peut constituer un principe actif, un « mode de pensée, de perception et d’action particulier à l’œuvre dans une société »[9]. A la fois acte et négation de l’acte, les (In)actes (I, II, III…) se construisent sur l’idée d’inventaire « des choses qu’il faut faire pour ne rien faire ». (In)acte VI/broder  consiste à recouvrir de petites fleurs bleues le drap d’un lit. Attachée aux sens multiples que revêtent les objets et les actes, MOA joue avec les mots, et prend le geste de broder également dans sa deuxième acception, qui est « l’enjolivement de faits ayant peu de contenance ». Les fleurs bleues de son installation parlent un double langage : celui teinté de maladresse, de naïveté voire d’idiotie que le sens commun assigne à l’expression “fleur bleue” et celui moins connu, donné à l’origine par le poète allemand Novalis, dans son grand roman inachevé, “Henri d’Ofterdingen”.

A travers ses vidéos et ses performances, l’artiste propose, selon ses propres mots, une « poétique de l’inaction, marquée par ces petits riens qui font le quotidien de tout un chacun, ces vides et ces gestes rituels qui rythment nos journées ». « J’aime beaucoup, dit-elle, les petites actions absurdes et discrètes de Jiri Kovanda, (…) et des trucs de grand-mère (vêtements, vaisselles aux motifs floraux) issus de pratiques artisanales telles que la broderie et la couture »[10]. Elle ajoute à cela les notes de chevet de Seï Shonagon en littérature, les « Touch poems » de Yoko Ono et les textes brodés de Louise Bourgeois, se référant à une de ses citations au sujet des tapisseries anciennes : « c’est l’envers qui vous dit la vérité »[11].

Myriam Omar Awadi est également très inspirée par la littérature : l’univers de Beckett, Perec, ou encore Kundera, particulièrement pour « La Lenteur », la Pénélope d’Homère[12],  mais aussi Bartleby, personnage d’Hermann Melville qui, au départ travailleur consciencieux, choisit de passer son temps à regarder par la fenêtre du bureau plutôt que de faire son travail de script, répétant à son employeur, un homme de loi new-yorkais, « I would prefer not to ». « J’aimerais mieux ne pas… », une attitude de l’évitement et de la fuite, posée non pas comme acte de défection, mais comme arme « anti-pouvoir » et stratégie de lutte.

Convoquer l’insignifiance pour mettre en relief ces problématiques des discours et les enjeux esthétiques autour des œuvres est éloquent. L’art contemporain, en tant que paradigme, s’est justement mis en place sur la déconstruction progressive du sens et des principes qui définissaient l’œuvre d’art. Un refus délibéré de la qualité artistique et parfois même de la qualité esthétique, qui témoigne, selon Jean-François Mattéi, « de la tentation nihiliste qui taraude de façon continue l’art contemporain »[13].

PAROLES PAROLES, ENCORE DES PAROLES… DES MOTS MAGIQUES, DES MOTS TACTIQUES

Avec son travail autour de la broderie, ce sont également les pratiques de discours sur et autour des œuvres d’art qu’elle visite. Elle propose un art qui, dans une dimension « méta », questionne l’art et son fonctionnement, et plus spécifiquement « les modes de communication et de transmission rattachés aux sciences de la médiation culturelle », qu’elle relie à  « l’art de la rhétorique et à celui plus noble et plus précieux (…) de la broderie »[14]. Dans la performance « Esthétique de la broderie, la visite guidée »[15], le contexte lui-même devient le support de la broderie « à savoir l’institution culturelle et les moyens qu’elle met en œuvre pour diffuser la création contemporaine ». « La principale matière de cette broderie parallèle est donc le verbe, la parole. Une parole qui enjolive, romance, exagère, invente ; une parole qui imite avec poésie, humour et peut-être même avec une pointe d’effronterie les modes de discours conventionnels »[16].

Myriam Omar Awadi prolonge ce travail autour de la parole et des pratiques du discours (amoureux, scientifique, esthétique, politique…), dans un atelier de recherche création (ARC), intitulé « Paroles Paroles », à l’Ecole Supérieure d’Art de La Réunion en 2016, en collaboration avec Yohann Quëland de Saint-Pern. Dans cet atelier sont passés bon nombre de jeunes artistes du territoire. Ce projet collaboratif se déploie désormais dans un des laboratoires du collectif La Box, qui interroge les modalité de ré-appropriation, de ré-activation et de ré-incarnation de la parole, dans ses dimensions institutionnelle et politique, théorique, poétique, engagée etc.

Le titre « Paroles Paroles », emprunté à la chanteuse Dalida, est doublement signifiant : il convoque une forme d’art populaire —la chanson sentimentale de variété, pour activer une œuvre performative. Il renvoie également aux « limites d’un discours amoureux usé » aussi bien qu’à la puissance des mots. La parole qui informe ou qui déforme, la parole qui enfle en rumeur et ladi-lafé, la parole donnée et reprise, la bonne parole prêchée et la bénédiction accordée, la parole qui guérit et celle qui tue, la malédiction, la parole qui tranche et fait tomber le couperet. Celle du début de toute chose. La parole partagée du dialogue. Le dialogue qu’on refuse par colère ou par confort, pour protéger ses intimes convictions, pour ne pas perdre la face. Le dialogue qui peut arrêter les guerres…

« Dans la chanson, écrit Myriam Omar Awadi, les paroles de Dalida (…) soutiennent au fond l’idée plus générale que l’expression verbale est aussi un mode de manipulation et de mystification du réel ». « Parler c’est un peu sale ajoute-elle, citant Deleuze[17], c’est sale, parce que c’est faire du charme, et Bourdieu rappelle qu’en tant qu’instrument de communication, la langue est aussi un signe extérieur de richesse et donc un instrument de pouvoir. Il y a des langues dominantes et d’autres dominées »[18].

Cette pensée et cette poésie de la parole et des pratiques du discours habite un corpus important d’installations performatives et de conférences performées. Orchestre Vide – Karaoké de la Pensée et Variétés[19] en collaboration avec Nicolas Givran et Yohann Quëland de Saint-Pern, The artist is shining : ces oeuvresont été montrées notamment à l’Ecole Supérieure d’Art, la Cité des Arts à Saint-Denis, dans le cadre de la programmation off de la FIAC, au Salon du livre d’art des Afriques, à La Colonie Barrée, en collaboration avec la revue AFRIKADAA en 2017 à Paris, ainsi qu’à la 12e édition des Rencontres de Bamako, Biennale africaine de la photographie en 2019. Une préoccupation qui irrigue également avec beaucoup de bonheur quelques démarches d’artistes de la jeune génération issue de l’Ecole Supérieure d’Art, comme Sonia Charbonneau, avec Running Zone notamment, ou Brandon Gercara et ses Lipstick de la pensée.

La démarche de Myriam Omar Awadi s’inscrit dans le creuset artistique et activiste qui interroge les règles du monde de l’art contemporain en train de germer et de prendre racine à La Réunion à la fin du XXème siècle : Quels discours valident quelles œuvres, selon quels critères, et à destination de quels publics ? Quelle culture ? Exister pour qui ? Quels codes, quels rituels, quels enjeux économiques et symboliques ?

L’artiste met en scène la performativité du discours sur l’art —c’est à dire sa capacité à réaliser ce qu’il énonce. Elle propose ainsi une mise en perspective des stratégies institutionnelles qu’a décrit Rainer Rochlitz[20] : certaines œuvres sont choisies parce qu’elles sont importantes, et parfois elles deviennent importantes parce qu’elle sont choisies, dans une forme de « prophétie auto-réalisatrice ».

La question des regards et des discours portés sur les pratiques artistiques des Suds, auxquelles a longtemps été refusé le pouvoir de faire sens dans le champ d’une esthétique occidentale qui s’arrogeait l’exclusivité de l’universalité, prend une acuité nouvelle à la lumière des luttes contre toutes les formes de domination : coloniale, féministe, environnementale… « Parfois, écrit Myriam Omar Awadi, la meilleure posture alliée, c’est de se mettre en retrait et de laisser faire celleux qui sont directement concernée.x.s. Nous ne sommes pas des sujets d’études et nous pouvons œuvrer par nous-mêmes »[22].

Myriam Omar Awadi propose de déconstruire les mécanismes de domination, par un positionnement situé, c’est-à-dire conscient de ce qu’il véhicule de représentations, d’images, de symboles, de désirs, de pouvoir réel ou supposé, à fortiori dans des territoires anciennement colonisés. Embrasser, avec humilité, la complexité des situations permet d’éviter les écueils des conclusions simplistes et de réduire la symphonie du monde à une plate et déceptive « parole contre parole ».

Interrogeant, comme l’écrit Leila Quillacq, « les manières d’habiter les vides et de démonter le spectacle, de faire choir ce qui fascine pour revenir à ce qui mord »[23], Myriam Omar Awadi propose non plus d’attaquer le monde, mais bien de l’embrasser… « par une chanson d’amour ».

Patricia de Bollivier

2024

[1] Myriam Omar Awadi, « Fleur bleue, être sentimentale. La visite guidée. Esthétique de la broderie »,  ESA Réunion,  2014, p.48.

[2] Id. p. 46.

[3] Myriam Omar Awadi, propos recueillis par P. de Bollivier, le 19/10/2023.

[4] Myriam Omar Awadi et Yohann Quëland de Saint-Pern, « Ce qui nous tient éveillé.e.s », AFRIKADAA n°14, pp 174-180, 2021.

[5] What is love, Haddaway, 1993, cité par Myriam Omar Awadi dans « Fleur bleue, être sentimentale. La visite guidée. Esthétique de la broderie »,  ESA Réunion,  2014, p.17-18.

[6] Myriam Omar Awadi, id. p. 18-19.

[7] Myriam Omar Awadi, propos recueillis par P. de Bollivier, le 19/10/2023.

[8] Myriam Omar Awadi, « Fleur bleue, être sentimentale. La visite guidée », ESA Réunion, 2014, p. 10.

[9] Castoriadis, Cornelius (1996): La montée de l’insignifiance. Paris: Seuil.

[10] Propos recueillis par P. de Bollivier, catalogue d’exposition « LUMIÈRE, peinture, photographie, vidéo », Centre d’arts visuels et collection d’art contemporain de la ville de Saint-Pierre, 2013, p. 6.

[11] « Tissée, tendue au fil des jours, la toile de Louise Bourgeois » de Jacqueline Caux

https://www.babelio.com/livres/Caux-Tissee-tendue-au-fil-des-jours-la- toile-de-Louise-/231670

[12] Qu’elle découvre et étudie dans l’ouvrage « Le chant de Pénélope, poétique du tissage féminin dans l’odyssée » de Ioanna Papodopoulou Belmedhi, éditions Belin, 1994.

[13] Jean-François MATTEI– CONFÉRENCE « L’art de l’insignifiance ou la mort de l’art » – Cannes 2004 https://www.artefilosofia.com/lart-de-linsignifiance-ou-la-mort-de-lart/

[14] Myriam Omar Awadi, « Fleur bleue, être sentimentale. La visite guidée », ESA Réunion, 2014, p. 53.

[15] avec Nicolas Givran, en 2012. Co-production Artothèque.

[16] Myriam Omar Awadi, citée dans le dossier Document D’Artiste La Réunion.

[17] Gilles Deleuze, la culture, in L’Abécédaire, éd. Montparnasse, 2004.

[18] texte de présentation du laboratoire « Paroles Paroles », https://www.laboxproject.com/paroles-paroles

[19] Orchestre Vide – Karaoké de la Pensée et Variétés en collaboration avec Nicolas Givran et Yohann Quëland de Saint-Pern, The artist is shining : oeuvres montrées notamment à l’Ecole Supérieure d’Art, la Cité des Arts à Saint-Denis, dans le cadre de la programmation off de la FIAC, Salon du livre d’art des Afriques, La Colonie Barrée, en collaboration avec la revue AFRIKADAA en 2017 à Paris, ainsi qu’à la 12e édition des Rencontres de Bamako, Biennale africaine de la photographie en 2019

[20] Rainer Rochlitz, « Subvention et subversion, art contemporain et argumentation esthétique », Gallimard, 1994, p. 175-176.

[21] Yves Michaud, « Art, politique, pouvoir », in P.-P. Droit, éd., « L’art est-t-il une connaissance ? », Le Monde éditions, 1993, p. 312. Cité par Rainer Rochlitz, id. p. 175.

[22] Myriam Omar Awadi, texte inédit, 2023. Elle cite Afrikadaa, n°14, « Les révoltes silencieuses », p. 22 : « Nous ne voulons plus être vos sujets d’études ».

[23] Leila Quillacq, Document d’Artiste La Réunion, 2020.


Wilhiam ZITTE

L’Artothèque du Département 1991-1998

Inventaire des talents, réalité populaire et arcréologie

L’Artothèque du Département ouvre ses portes en septembre 1991 dans la Villa Mas à Saint-Denis, fleuron de l’architecture créole acquise en 1985 par le Conseil Général. Outil majeur du Plan de développement des arts plastiques de la Collectivité départementale, l’Artothèque de la Réunion a reçu pour mission de « valoriser et promouvoir l’art contemporain, être un lieu de ressources pour le milieu professionnel, permettre la diffusion décentralisée des œuvres d’art, accueillir le public… »[1]. À l’instar des autres artothèques de France, celle de La Réunion propose aux particuliers, collectivités, scolaires, entreprises, créateurs et pédagogues le prêt d’œuvres d’art originales ou multiples, un centre de documentation (comprenant une documentation spécialisée sur l’art contemporain de manière générale et sur les artistes locaux (revue de presse, catalogues…), des rencontres, et des expositions collectives présentées en décentralisation. Située dans le centre historique de Saint-Denis, à proximité du Musée Léon Dierx, l’artothèque est une des « vitrines culturelles » du Conseil Général, créée dans un contexte de fort développement touristique, et porteuse des ambitions de la Collectivité en termes de développement des arts plastiques sur le territoire.

1990 : la mise en place d’un Plan départemental pour les arts plastiques[2].

Dès 1989, Le Conseil Général présidé par Eric Boyer acte dans sa politique culturelle la nécessité de mettre l’accent sur le développement des arts plastiques en tant que secteur prioritaire. Après avoir organisé, avec le concours d’un bureau d’études entre mars et juin 1990, les Assises des arts plastiques réunissant les professionnels du secteur, la collectivité met en place un Plan départemental de développement dans ce domaine, qui sera appliqué sans attendre.

En séance publique des 9 et 10 juillet 1990, la Commission Culturelle du Conseil Général présente ses orientations, réunies dans un rapport désormais connu sous le nom de « rapport 21 ». Le Département se donne pour mission « d’asseoir une véritable politique culturelle en matière d’art contemporain et (…) des arts plastiques en direction d’un large public »[3]. Trois grandes priorités ressortent de ces réflexions : la nécessité de décentraliser les actions, de promouvoir les artistes locaux et d’ouvrir la Réunion sur le monde.

Cette même année, les orientations votées par le Conseil Général en matière de politique culturelle mettent en avant une « volonté d’affirmer le projet culturel réunionnais » comme un « indispensable levier du développement », s’appuyant sur une histoire et une géographie spécifiques. En arts plastiques, ces orientations se traduisent par la rénovation des outils existants (le Musée Léon Dierx, la Bourse Ambroise Vollard), la création de nouveaux outils (le Carrefour des Cultures de l’océan Indien, l’Artothèque, les CES[4] arts plastiques) et une aide significative aux associations et aux communes. La politique du Conseil Général est emblématique d’un désir d’ouverture sur le monde et de développement et valorisation de la création locale.

Dominique Calas-Levassor et Wilhiam Zitte à la direction de l’Artothèque : une politique d’inventaire des talents.

L’Artothèque devient véritablement un des outils majeurs de la politique d’Éric Boyer en faveur des arts plastiques. Dominique Callas-Levassor en est la première directrice. Après une enfance à la Réunion, des études d’histoire de l’art en France hexagonale, elle enseigne les arts plastiques pendant quatre ans avant de s’occuper du muséobus puis d’être l’assistante technique de Suzanne Greffet-Kendig au musée Léon Dierx. Elle travaille ensuite au service culturel du Conseil Général où elle participe à l’organisation des assises de la culture en 1989.

Elle prend ses fonctions avec en tête des questionnements sur le regard exogène/endogène, sur la création contemporaine locale, ses spécificités, sur les normes esthétiques et le goût dominant. Elle part du constat que le regard du Créole sur lui-même et sur sa propre société n’a pas de visibilité, et que le regard exogène est majoritaire : cela va des représentations doudouistes de cases créoles – « à un moment donné, dit-elle, c’est Gauguin sans talent qui vient montrer quelque chose de magnifique de cette île »[5] – à des pratiques d’avant-garde comme celles de Patrick Pion, ou Jean-Luc Igot dans les années 1970 et 1980… Pour elle, « Ce sont des gens qui ont exprimé une idée exotique au sens ethnologique de la société créole. Ça ne posait pas problème, ça posait question. On subissait le regard de l’autre. C’était le regard exogène. C’était pas le regard endogène ».

Dans la droite ligne de la politique du Président Boyer en faveur de l’Homme Réunionnais, Dominique Calas-Levassor met en avant l’urgence « de valoriser l’individu par le collectif et par l’image. C’était l’urgence absolue, dit-elle. Il fallait qu’on « montre », et que les gens se réconcilient avec eux-mêmes. Qu’on arrête de montrer des trucs avec des youkélélés »[6].

Son projet part également du constat anthropologique de la richesse de l’art populaire à La Réunion, complètement ignorée au profit de formes plus modernes, et bien évidemment exogènes : « il y a eu un constat sur la capacité des Créoles à agencer les couleurs, sur les façades… Et le mec quand il fait, il est dans l’action. Il n’est pas dans la théorisation de ce qu’il fait. Mais il n’est pas regardé comme quelqu’un qui a inventé. On lui disait : tu es un pauvre couillon, tu as larjan braguèt[7] ».

La jeune équipe de l’Artothèque s’active, dès la première année, à la constitution d’un fonds documentaire sur les artistes de l’île, comportant un curriculum vitae, des articles de presse, des reproductions d’œuvres et parfois des propos recueillis…. « On a fait un inventaire pendant six mois. On s’est dit si les gens exposent, ils sont dans une démarche professionnelle. On a commencé notre fichier d’artistes comme ça. On a dit aux gens venez. On n’a pas fait de sélection. Les gens qui n’ont pas fait de propositions intéressantes, on les a doucement dissuadés et les autres ne sont pas venus »[8].

L’Artothèque voulait être un lieu qui convoque les regards des Créoles sur eux-mêmes, un endroit où on montre les talents. D’où ce parti-pris d’encourager les artistes à prendre la parole et à assumer leurs discours, sous forme de commissariats par exemple : c’est ainsi que des artistes ont commencé à concevoir des expositions pour l’Artothèque.

Cette préoccupation d’un regard Créole ne devait pas empêcher l’ouverture aux autres artistes : la structure a ouvert sa programmation à tous les créateurs réunionnais sans discrimination d’origine. Elle n’empêchait pas non plus une ouverture au-delà des frontières de l’île, par le biais notamment d’un partenariat avec l’Artothèque du CRDP de Créteil.

Dominique Calas-Levassor constitue sa collection avec, pour commencer, des artistes confirmés, vivant de leur production et occupant à ce moment-là le devant de la scène depuis plusieurs années : Alken, Berlie-Caillat, Buscail, Florian, Giraud, Clain, Barbier, Valencia, Du Vignaux, Zitte. Le noyau dur est donc constitué d’artistes locaux, qui par le biais des achats, étaient ainsi aidés financièrement par le Département. À l’occasion de visites d’ateliers, « la collection s’est enrichie d’oeuvres d’artistes naïfs, de photographes, amateurs, créateurs, et pour certains, ces achats ont donné un nouveau souffle à leur engagement »[9].

Le soutien des artistes à la jeune structure a été décisif. « La majeure partie du fonds était composée de prêts entièrement gratuits ou de dons ; en général pour un achat l’artiste ajoutait 4 à 5 œuvres prêtées pour la location. C’est cet engagement qui a validé le projet ».

Le reste des acquisitions est constitué d’estampes d’artistes reconnus sur le plan national, ainsi que d’artistes présents à l’artothèque de Créteil.

Réalité populaire et acréologie : une vision pluraliste dans le champ émergeant de l’art contemporain à La Réunion

La création de l’Artothèque intervient dans une période de structuration du secteur de l’art contemporain dans l’île.  Rue de Paris, dans le même périmètre, François Cheval, le nouveau conservateur du musée Léon Dierx, prend ses marques avec un projet artistique affichant de grands noms de l’art contemporain international. Marcél Tavé, au FRAC, développe une approche qu’il nomme « Elitisme populaire », en triant sur le volet quelques noms d’artistes réunionnais, qu’il met en dialogue avec des artistes de notoriété internationale.

Face à ces « monstres de l’art contemporain » que sont le Musée Léon Dierx et le FRAC qui se positionnent sur une stratégie nationale et internationale, il faut donner une identité forte à la jeune Artothèque. Si c’est la complémentarité qui opère avec le Musée, c’est dans l’adversité que cette identité va se créer avec le FRAC.

« Il ne s’agissait pas, se rappelle Dominique Calas-Levassor, d’amasser un trésor de bon goût dans la mouvance de la dictature intellectuelle mais d’être un forum de la tolérance et de l’apprentissage du regard »[10]… Le projet était de se démarquer de ce qu’elle nomme « la pensée unique », c’est-à-dire avec une esthétique officielle prônée par le Ministère de la Culture et relayée par des « antennes » en région.

Dans un pays où la parole a toujours été annexée à la langue française, la belle expression, la langue et la culture du maître, dans un pays où la domination est intégrée, ce lieu qui se donnait pour objet la pluralité des discours et des formes réunionnaises était une nécessité. Pour Dominique Calas-Levassor, « le concept de l’Artothèque correspond au désir de sortir de la vénération culturelle pour aller vers un public nouveau avec une prédilection pour la jeune génération… La question de la création contemporaine à La Réunion devait être posée à ce moment-là sans à priori. Il fallait de la profusion, de l’enthousiasme, de la jeunesse, bref, de la vie »[11].

L’Artothèque est véritablement devenue, au cours de ces années de création de l’outil, la maison des artistes de tous bords et de toutes origines. Un lieu incontournable de brassage des idées et de rencontres culturelles, qui a permis de belles synergies entre artistes, universitaires, intellectuels…

Après le départ de Dominique Calas-Levassor en 1994, c’est Wilhiam Zitte qui prend la direction de l’Artothèque. Plasticien, militant pour la reconnaissance de l’identité réunionnaise, Wilhiam Zitte a entrepris un considérable chantier artistique qu’il intitule « arcréologie », en peinture, sculpture, interventions dans le paysage, mais aussi collecte d’objets et d’indices, venant construire ce que Carpanin Marimoutou nomme une « anthropologie plastique de la civilisation créole ». L’artiste s’est donné pour mission de « débroussailler les pistes en friches ou peu explorées de la mémoire marronne »[12] et de participer à l’émergence d’une esthétique réunionnaise, un « bardzour »[13] de l’histoire de l’art qui prendrait ses racines non plus seulement dans la lointaine France et en Occident, mais aussi à l’intérieur de l’île et les territoires du riche foyer de civilisations qu’est l’Océan indien. Une fois en poste à l’Artothèque, il continue à mettre en œuvre son projet « arcréologique » : « Dans les expositions, dans les programmations que j’ai pu mettre en place, mon travail artistique était un petit peu derrière quand-même. C’était assez souvent en rapport avec mes préoccupations soit plastiques, soit identitaires, soit esthétiques et ça a été très large »[14].

Wilhiam Zitte lutte contre ce qu’il appelle les « limites de qualité » imposées par le FRAC et le Musée, en intégrant à sa politique d’acquisition et d’expositions des artistes considérés comme mineurs et, ce qui a suscité étonnement et incompréhension, en réalisant des expositions montrant côte à côte des œuvres d’artistes contemporains et des œuvres de la figuration traditionnelle ou des objets habituellement considérés comme des pratiques populaires et de l’artisanat. En élargissant les frontières de l’art établi, en brouillant les catégories esthétiques, Wilhiam Zitte interroge la validité de la notion d’« art contemporain » et pose la question de la spécificité d’un art réunionnais dont il participe à la gestation[15].

La politique d’acquisitions de Wilhiam Zitte « prend en compte la spécificité créole, l’ouverture aux expressions plastiques de la zone, et la spécificité de l’Artothèque qui a pour vocation de diffuser l’art par les multiples »[16]

Sa politique d’expositions donne la priorité absolue à l’interrogation sur les spécificités de la création plastique réunionnaise. Il s’agit d’une part de découvrir, diffuser et promouvoir les artistes créoles de l’île et de la diaspora, et de les ancrer dans l’histoire de l’art qui s’écrit dans l’île et non à l’extérieur de l’île, par le biais notamment des textes de catalogue écrits par des critiques, universitaires, littéraires…

Les grands axes de sa politique d’exposition sont les suivants :

– Promouvoir les artistes de la diaspora : sous l’intitulé général de « 2 OR*97-4 », Wilhiam Zitte propose de montrer le travail d’artistes réunionnais vivant en France. Seront présentés Mireille Vitry, André Robèr, Mickaël Elma, Collectif par III, Marie-Ange Damour et Gérard Villain, Claude Couteau. « Le panel étant large, il a fallu faire des sélections, c’était pas le salon des artistes d’outre-mer, hein. Et quand je suis allé voir ce que proposaient les artistes réunionnais à Paris, dans ce salon, j’ai découvert des artistes réunionnais que je ne connaissais pas, ou qui se disaient réunionnais alors qu’ils avaient quitté l’île depuis 15 ans. Est-ce qu’il fallait les faire revenir ? »[17] .

– Confronter les œuvres locales au regard des critiques et historiens d’art. « Kritik 97-4 » est l’intitulé d’une série de trois expositions sur le principe d’une sélection d’œuvres d’artistes réunionnais par un critique d’art. Le premier volet a convoqué le regard de Jean Arrouye (sémiologue, membre de l’AICA) sur les œuvres de Séraphine, Giraud, du Vignaux, Mayo, Cheyrol, Clain, Maillot-Rosely, Zitte, Beng-Thi. Les deux autres volets n’ont pas été réalisés. Par ailleurs, des universitaires, écrivains, poètes sont invités à écrire des textes pour les catalogues et parfois à faire des propositions d’exposition à partir du fonds d’oeuvres : Carpanin Marimoutou[18], Daniel Roland-Roche[19], Jean Arrouye[20], Alain Lorraine[21], Patrice Treuthardt[22], Pierre-Louis Rivière[23], Mario Serviable[24], Daniel Honoré[25], Sybille Chazot[26], Colette Pounia[27], Catherine Damour[28], Laurent Segelstein[29], André Robèr et Julien Blaine[30], Patricia de Bollivier[31].

– Favoriser la coopération avec les îles de l’Océan indien. En 1996, il monte l’opération « À l’intérieur d’à côté », qui consiste à confronter les regards de deux photographes (un de La Réunion, un d’une île de l’Océan Indien) sur leurs territoires respectifs… « La distance est moins grande de Roland Garros à Roissy que de Gillot à Ivato[32] » écrit Wilhiam Zitte : les transports aériens ont réduit la distance entre La Réunion et la France mais pas entre la Réunion et Madagascar… Les photographes choisis par Wilhiam Zitte sont Philippe Gaubert et Pierrot Men, photographe malgache, Grand Prix Leica 95, qui ont produit une soixantaine de photographies de La Réunion et de Madagascar réunies dans un catalogue avec un texte de Jean Arrouye. L’opération sera réitérée après le départ de Wilhiam Zitte de l’Artothèque, avec d’autres photographes.

Enfin, Wilhiam Zitte a accordé une attention particulière aux expositions de photographies[33].

Dans la continuité de la politique de Dominique Calas-Levassor, Wilhiam Zitte ouvre l’Artothèque aux débats culturels et littéraires, à l’occasion des rencontres « Afrique-Océan indien-Réunion », des conférences[34] ou de présentations de publications littéraires[35].

Les titres et sous-titres d’exposition en créole sont récurrents[36] ainsi que certains textes (majoritairement des poésies).

Les interrogations sur la spécificité de la création réunionnaise sont au cœur de sa politique. Qu’il s’agisse de la quête identitaire, focalisée sur l’image du Noir notamment, qu’il s’agisse de la mémoire douloureuse de l’esclavage[37], de la défense de la langue créole, de l’ouverture sur le foyer civilisationnel de l’Océan indien, de la volonté d’ancrer l’histoire de l’art réunionnais dans son contexte social, la politique artistique de Wilhiam Zitte est en correspondance avec ses réflexions et son travail de plasticien militant.

Des jalons pour une histoire de l’art « située »…

Déjà, à l’époque de Dominique Calas-Levassor, Wilhiam Zitte avait commencé, dans des commissariats d’expositions, à poser les fondements de ce qui serait une théorie et une histoire de l’art à La Réunion, en abordant les questions de la frontière de l’art et des critères esthétiques[38]. En 1992, avec « Artistes de la réalité populaire »[39], il présente 12 artistes peintres (dont un sculpteur)[40] d’influence traditionnelle française. Sont montrées des scènes de genre, natures mortes, paysages, portraits… ayant toutes un rapport avec La Réunion, dans un style naïf ou académique. On y retrouve tous les thèmes classiques de la peinture traditionnelle locale : flamboyants, cases créoles, scènes de pêche … Sont exposés côte à côte des œuvres d’artistes amateur et d’artistes confirmés comme Noël René : William Zitte abolit les hiérarchies entre les artistes.

Pour fonder une histoire de l’art créole, il cherche des filiations à l’intérieur même de l’île, du côté des militants de la cause identitaire. Et c’est du premier livre sur la peinture à La Réunion paru en 1979, qu’il s’inspire pour écrire l’introduction du catalogue des Artistes de la réalité populaire (catalogue présenté sous forme de calendrier, allusion aux images surannées des calendriers des Postes). Il cite un extrait d’un texte de Jean-François Sam-Long qui présente la situation de la création picturale à la Réunion dans les années 70, et où l’on retrouve la préoccupation d’une spécificité d’un art réunionnais. Cette spécificité s’appuie sur une liste de thèmes que l’on peut retrouver dans la Créolie, mouvement poétique des années 70 : le soleil, la lumière de l’île, ses paysages de ciel et de mer à tons changeants, de plaines et de plages, de côtes déchiquetées et tapageuses. Ainsi que le thème de la mémoire, des racines, du folklore, de l’artisanat et du peuple, « d’une sensibilité et une émotion purement créoles ». L’exposition est donc située dans la continuité de ce premier livre d’histoire de l’art à La Réunion. Une histoire qui s’écrit dans l’île et non à l’extérieur de l’île. Une histoire qu’il estime à ses débuts : « Bardzour de l’art » est le sous-titre de l’exposition.

Pour Zitte, la tension du rapport au modèle est au centre des interrogations sur l’art à La Réunion. Dans cette introduction est posée la question des regards différents qui peuvent se croiser sur les objets exposés : « Art pur OU (sic) énièmes avatars de la légitimité et de l’intégration… Expression originale OU sous-produit culturel… Précurseurs réinventeurs OU répétiteurs plagiaires de modèles européens, africains, asiatiques… etc… ». Soit on considère que la Réunion a une histoire autonome, dans ce cas, ces oeuvres sont vues comme une expression originale et leurs artistes comme des « précurseurs-réinventeurs ». Soit on les situe à la suite d’une histoire de l’art occidentale, et ces artistes deviennent répétiteurs plagiaires de modèles existants.

L’exposition Nouveaux Mondes, également réalisée avant le départ de Dominique Calas-Levassor, en 1993, par Antoine Du Vignaux et Wilhiam Zitte, proposait des regards d’artistes et d’intellectuels sur le « sacré domestique », les intérieurs des cases créoles, l’architecture et l’art populaire. Dans la lignée du travail de « BKL pour la photographie »[41], ils posent la question des choix esthétiques que font les gens dans leur quotidien et de ce que les artistes peuvent en faire. « Nouveaux Mondes était une exposition en réponse aux prises de position du FRAC et du MLD, qui avaient choisi de travailler seulement avec 5-6 artistes considérés comme les meilleurs. On voulait montrer qu’on peut faire un travail « contemporain » en exposant côte à côte de la peinture naïve, des installations, de la peinture abstraite, des nouvelles technologies, des performances…»[42]. C’était un questionnement sur les jugements de valeurs, les critères utilisés par les institutions et sur la validité de la notion d’« art contemporain ». Cette exposition participait d’une volonté de donner au Réunionnais la possibilité de poser sur lui-même et sur son monde de vie un regard un peu plus positif, moins chargé de honte et de relativiser son « infériorité » ainsi que la « supériorité » de l’autre, métropolitain.

Avec l’exposition Pilons et Kalous, en 1994, William Zitte poussait la logique à l’extrême en exposant peintures, sculptures, installations, photographies avec des pilons encore fonctionnels ou de collection. L’exposition a suscité bataille dans la presse. D’un côté, dans un article intitulé « Vessies et lanternes », la stupéfaction du critique d’art Laurent Ségelstein de voir artisanat et oeuvres d’art exposées ensemble. En réaction, dans un article intitulé « Quelle(s) critique(s) pour accompagner l’essor des artistes réunionnais ? », Pascale David met en question les critères de jugement esthétique : « d’où viennent les critères ? », « Et qui va poser les limites de l’art recevable ? »[43].

Sur la question de l’art réunionnais, Wilhiam Zitte avance progressivement vers la prise en compte de l’ensemble des créateurs, qu’ils soient natifs ou non natifs : « L’île se constitue d’apports éphémères transitoires » écrit-il en 1996, en parlant des artistes de passage dans l’île ainsi que « de définitives ou provisoires ruptures géographiques, climatiques, affectives »[44] . Sont artistes réunionnais ceux qui « inscrivent leur vie et non seulement leurs œuvres dans l’espace Réunion », soit les artistes qui y vivent et travaillent. À quelques exceptions près[45], tous les artistes exposés par Wilhiam Zitte sont des artistes de l’île, avec une forte majorité de Créoles vivant dans l’île ou appartenant à la diaspora, et des artistes de la Région Océan Indien.

Au cœur de sa réflexion : le rapport aux modèles, et surtout, le rapport au modèle central. « Mon travail, dit-il, c’est de casser cette domination occidentale. Je ne suis pas en conflit avec ma culture européenne, simplement, elle me « broute la tête », parce que c’est elle qui est la plus communément admise et où les gens aiment bien se retrouver. Quand je parle d’une influence éthiopienne, ou bien indienne, ou bien orthodoxe russe concernant les icônes…, il faut un effort de la part de mes interlocuteurs, alors que moi je suis très à l’aise avec ça. Je constate qu’on considère l’art égyptien comme l’art occidental et non pas africain. Parce que le Malbar a le nez fin, les cheveux lisses, il est plus beau que le Cafre aux grosses lèvres. Je vais à l’encontre de cette esthétique générale »[46].

Il existait une sorte de rivalité, de bonne guerre, mais tenace entre d’un côté les tenants des critères esthétiques officiels français, le FRAC et le MLD, qui exposaient les artistes qu’ils jugeaient les meilleurs, et à qui Wilhiam Zitte reprochait leur politique élitiste. De l’autre côté, une esthétique qui allait s’affirmant comme une esthétique officielle créole, défendue par l’Artothèque qui exposait tout ce qui se faisait de « contemporain » au sens chronologique du terme, avec une préoccupation identitaire créoliste forte et une ligne commémoratrice sur les thèmes de l’esclavage et du colonialisme.

W. Zitte remet en question la hiérarchie des cultures et l’évidence établie de la supériorité de l’échelon international sur le local et lutte pour la mise en place d’un nouveau regard. « Dans la situation réunionnaise que je ressens moi, au lieu de dire qu’on n’est pas au niveau, qu’il faut se forcer pour atteindre un niveau international, européen etc… peut-être préparer, mettre en place des éléments qui permettent de définir ce qui se fait à La Réunion. Et puis peut-être pouvoir écrire une histoire de l’art et aller chercher, chez des particuliers, par exemple, les sources de cette histoire de l’art »[47].

Il est un des artistes qui incarnent le plus toutes les contradictions du milieu de l’art créole. Autodidacte curieux, en dissidence avec la culture occidentale mais nourri dans les encyclopédies, habité par la nécessité de faire vivre tout un pan de lui-même et de sa société laissé dans l’ombre, artiste en rupture avec le système et en quête de reconnaissance… Il a porté à sa manière la nécessité absolue de faire émerger un regard endogène et de lui donner une existence, la nécessité de construire une autonomie de pensée et d’être, la nécessité de rompre avec la culture de l’importation, le refus de l’impérialisme… Nécessités souvent exprimées de manière forte en réaction face à la « radicalité » des positionnements officiels du jeune secteur de l’art contemporain, générant des débats qui ont eu du mal à s’extraire de la confrontation dominant/dominé, réduisant souvent la problématique réunionnaise à une opposition stérile entre l’exogène et l’endogène, le local et l’universel, la périphérie et le centre, le colonisé et le colonisateur.

Si l’Artothèque a été, lors des premières années de sa création, vécue comme la maison de tous les artistes, sans exclusive, sous le mandat de Wilhiam Zitte, la structure est peu à peu désertée par certains artistes qui ne se reconnaissent pas dans son discours qu’ils jugeaient trop radical en faveur de la créolité.

En 1998, Wilhiam Zitte quitte son poste à l’Artothèque et devient conseiller arts plastiques pour le rectorat de la Réunion, portant le souhait qu’un chantier similaire puisse être fait par l’Education Nationale : « Il y a ce travail de recensement, faire passer des œuvres locales au même titre que l’histoire de l’art des programmes officiels. Peut-être justement adapter ces programmes aux réalités locales, à ce qui s’est fait ici[48] ».

Patricia de Bollivier


[1] Rapport d’activité du Conseil Général, 1991, p. 281. Cf, pour l’ensemble des notes : « Art contemporain réunionnais, art contemporain à La Réunion : construction locale de l’identité et universalisme en art en situation postcoloniale », P. de Bollivier, thèse de doctorat sous la direction de Jacques Leenhardt, EHESS, 2005.

 

[3] Note au sujet du contenu de la mission 1991 de l’Artothèque de Créteil, Paul Mazaka et Maryse Bardet- Maugars, le 20 août 1991.

[4] Contrat Emploi Solidarité

[5] Dominique Callas-Levassor, entretien, Chartres, le 21 mai 2003.

[6] Id.

[7] Larjan braguèt : l’argent des allocations familiales.

[8] Dominique Calas-Levassor, entretien, id.

[9] Dominique Calas-Levassor, entretien, id.


[10] Dominique Callas-Levassor, propos recueillis par Alain Gili, in « Vois ! » n°13, La Réunion, 1999.

[11] id.

[12] In « Kaf an tol », catalogue d’exposition, Ozima, ODC, 1994

[13] Bardzour : terme créole qui veut dire aube.

[14] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine Du Vignaux, décembre 1999. Non publié.

[15] cf. P. de Bollivier , « L’art revendicatif et identitaire en situation post-coloniale, le travail de Wilhiam Zitte , plasticien réunionnais », in « L’art à l’épreuve du lieu », s/d Dominique Berthet, actes du colloque « Marges et périphéries », CEREAP, Martinique (novembre 2001), L’Harmattan, décembre 2004.

[16] Wilhiam Zitte, programmation 1996. Document d’archives, Artothèque.

[17] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine du Vignaux, 1999.

[18] « Cela qui manque », catalogue de l’exposition éponyme d’André Robèr, Artothèque de la Réunion 1996.« (re/dé) centrer le regard par période de grands froids », catalogue de l’exposition « Le temps de nous-même », Artothèque de la Réunion, 1996. « Mail-Art, l’abolition », catalogue de l’exposition « Aboli/pas aboli l’esclavage ? », Artothèque de la Réunion, 1998.

[19] « Sylvie Chevalier », catalogue « Plurièl-féminin », Artothèque de la Réunion, 1996.

[20] « Les gens de bonne compagnie », catalogue « A l’intérieur d’à côté », Artothèque de la Réunion, 1996.

[21] « Mireille Vitry, une artiste en état d’urgence », catalogue « Je viens d’ici », exposition ODC- Artothèque de la Réunion, 1996.

[22] « Celui qui écrit avec les yeux », catalogue « Kosa in soz nwar si blan blan si nwar », exposition de Thierry Hoarau, ODC- Artothèque de la Réunion, 1996.

[23] « Territoires intimes », texte du catalogue « Latwal répyésté », Artothèque de la Réunion, 1997.

[24] Préface du catalogue d’Henri Maillot Rosely, « Les baigneuses de Maillot », Artothèque, 1993.

[25] « La poin persone ? », texte du catalogue de Mickaël Elma « Le temps de nous-même. Lo tan nou minm », Artothèque, 1996.

[26] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque. Exposition « Taillé dans le blanc », sélection d’œuvres de la collection, 1996.

[27] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[28] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[29] « Chemins croisés », sélection d’œuvres de la collection, 1996.

[30] « Aboli/pas aboli l’esclavage ? », rencontre internationale de mail-art pour célébrer les 150 ans de l’abolition de l’esclavage, 1998.

[31] « La fenêtre, le paysage », exposition choix d’œuvres dans la collection, 1995. « Pélagie », catalogue « Plurièl-féminin », 1996. Scénographie et texte du catalogue d’exposition « Toubo- tounouvo », 1997. 9+7+4 Artistes de La Réunion, mars 1997 (exposition + livret). Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[32] Aéroports de La Réunion et de Tananarive à Madagascar.

[33] Elles sont au nombre de cinq :

–  « 9+7+4 foto95 », avec les photographes suivants : Albany, Auguste, Bamba, Barthes, Bigot, Bouet, Chadefaux, Douris, Fontaine, Gaubert, Grenier, Hoarau, Kuyten, Lauret, Marin, Pit, Repentin, Savignan, Tricat, Villendeuil (juin-juillet 1995)

–  « Demoun Bannzil », Christian Adam de Villiers (oct. Nov. 1995)

–  « A l’intérieur d’à côté », Pierrot Men et Philippe Gaubert. (sept.oct. 1995)

–  « le passage de l’Espace et du temps », Collectif par III (Karine Chane-Yin, Patrice Fuma Courtis, Emmanuel Gimeno), (janvier-février 1997) 


–  Sélection de photos du fonds d’œuvres, Collectif par Trois, Hervé Douris, Philippe Gaubert, Willy Govin, Jean Marc Grenier, Karl Kugel, Pierrot Men, René Paul Savignan, Gilles Tricat, Hugues Van Melkebeke. « Kritik 97.4 », « Toubo tounouvo », « Bwadéb ène », « Latwal rapyésté », « Déryèr soley 97.4 , « Lo tan nou minm », « Li lé aboli, li lé pa aboli lesklavaz ? »…


[34] Christiane Fauvre-Vaccaro et Jean Arrouye à l’occasion de la sortie du catalogue d’exposition « Kritik 97 4 » ; Lors du colloque « L’ombre africaine », conférence de Grobli Zirignon « Etre peintre, poète, psychanalyste africain à Abidjan aujourd’hui ».

[35] Collection « Farfar Liv Kréol » : « Bayalina », version en créole de « Faims d’enfance » d’Axel Gauvin et « Romans » de J.C. Carpanin Marimoutou.

  • [36] « Kritik 97.4 », « Toubo tounouvo », « Bwadéb ène », « Latwal rapyésté », « Déryèr soley 97.4, « Lo tan nou minm », « Li lé aboli, li lé pa aboli lesklavaz ? », « 9 +7+4 foto »…

[37] En 1998, le cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage[37] sera l’occasion de réaliser trois expositions sur ce thème qui lui est cher : « Bwadébène » réunissait les œuvres de 17 artistes réunionnais[37], « 50e anniversaire de l’abolition de l’esclavage » proposait une sélection des œuvres du fonds d’oeuvres[37], et « Aboli, pas aboli, l’esclavage », conçue par André Robèr et Julien Blaine, réunissait des propositions de mail-art international.

[38] Cf. P. de Bollivier, « L’art revendicatif et identitaire en situation postcoloniale : le travail de Wilhiam Zitte, plasticien réunionnais », in « L’art à l’épreuve du Lieu », s/d Dominique Berthet, L’Harmattan, 2004. pp. 93- 114.

[39] Titre évocateur de l’élitisme populaire de Marcel Tavé , et désignant également, selon le dictionnaire d’Esthétique d’Etienne Souriau, la catégorie des artistes naïfs.

[40] Jean Bernard Tilum, Marius Sinama , Noël Rene, Lilian Payet , Elie Maillot , Jean Louisin , Claudine De Langlard, Yvonne Josephine, Daisy Jauze, Marc Hoarau, Fetnat, Raymond Fontaine.

[41] Association de trois photographes Bernard,Kugel et Lesaing qui ont effectué un travail de photographie dans le cadre d’une commande publique sur les paysages, les habitats, les histoires de vie dans 3 DSQ (Développement Social des Quartiers) de La Réunion en 1992. Une publication a résulté de cette expérience : « Entre mythologies et pratiques », BKL, éditions de la Martinière, Paris, 1994.

[42] Antoine Du Vignaux, entretien, Jeumon Art Plastique, Saint-Denis, le 28 mai 2001.

[43] Témoignages des 26 et 27 mars 94 puis 25 avril 94

[44] Préface du catalogue d’exposition « Plurièl-Féminin », 1996.

[45] Grobli Zirignon, artiste ivoirien exposé en 1996 (« Ancrages multiples ») et les artistes internationaux de l’exposition de mail-art en 1998 « Aboli, pas aboli l’esclavage ».

[46] Wilhiam Zitte, propos recueillis par P. de Bollivier, le Port, le 22 novembre 1999

[47] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine Du Vignaux, décembre 1999. Non publié.

[48] Id.

Alain SÉRAPHINE

Artiste impliqué, bricoleur inventif et bâtisseur

Alain Séraphine est un des artistes réunionnais les plus marquants de sa génération.

Visionnaire et impliqué, sensible et prolifique, bricoleur inventif, cet artiste-bâtisseur, qui fut un temps tiraillé entre ses recherches plastiques et la nécessité de contribuer activement au développement de son île, fait très tôt le choix d’un art impliqué et agissant, revendiquant délibérément l’action politique comme démarche de création. S’il a fait partie de l’exposition collective de lancement du FRAC en 1986, possède des oeuvres dans la collection de l’Artothèque, et a réalisé un certain nombre de commandes dans l’espace public à La Réunion, il est surtout connu pour ses réalisations structurelles dans les domaines de l’image, de la formation et de l’enseignement supérieur en art.

« Art impliqué » versus « art appliqué »

En 1975, avec son diplôme de l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse en poche, Alain Séraphine rentre à La Réunion dans un contexte où les difficultés sociales et économiques persistent en dépit des apports structurants de la départementalisation. A l’heure où l’île bascule dans la société de consommation massive avec l’apparition des premières grandes surfaces et l’inondation du marché par les produits manufacturés conçus, designés et fabriqués ailleurs, il partage avec de nombreux artistes et intellectuels le constat inquiet de la réelle menace que ces produits d’importation font peser sur la création artisanale locale : « les savoirs et savoirfaire des artisans de métiers d’Arts à la Réunion étaient, dit-il, de plus en plus condamnés à disparaître, détruisant au passage des pans entiers d’activités traditionnelles, aggravant ainsi le chômage, réduisant la population de l’île à ne plus être que de simple consommateurs, « de simples tubes digestifs… »1.

Très conscient des enjeux que posent les dynamiques de développement économique et culturel de l’île, il s’interroge à ce moment là sur le rôle et la responsabilité que doivent y prendre les artistes et c’est « comme pour prendre le contrepied des arts appliqués » qu’il forge la notion d’« art impliqué ». Il entreprend de poser les bases d’un vaste projet consacré à la formation des personnes et à leur insertion dans le monde économique. Il crée « L’Atelier Portois » en 1979, sorte de fablab avant l’heure, par lequel il se saisit de l’opportunité d’un appel d’offres européen destiné à l’ameublement du nouveau bâtiment du SIVOMR (syndicat intercommunal à vocation multiple) situé au Port. Il mobilise la filière des ébénistes, mise à mal par l’arrivée massive dans l’île de produits d’ameublement industrialisés, pour réaliser les 2500m2 de bureaux attendus.

Alain Séraphine revient sur ce projet phare : « Afin de réussir ce pari déjà un peu fou et de permettre aux artisans de l’île d’être compétitifs, je vais dessiner et offrir la conception et le design, l’Atelier Portois va réaliser des prototypes, et accompagner les artisans pour s’organiser en GIE afin de répondre à l’appel d’offres et de produire telle une chaîne industrielle complète de fabrication à ciel ouvert, quasiment à l’échelle de l’île ».

Avec le soutien de Paul Vergès à son retour de la première COP qui s’était tenue en Europe en 1979, l’Atelier Portois permet à Alain Séraphine de commencer à développer ses premiers travaux de recherche et création sur les questions de l’énergie et de l’habitat. Il crée le fourneau Portois, un Système d’Économie d’Énergie destiné à l’autonomie énergétique des populations isolées, et met en place un système pour l’Auto Réalisation et la Construction d’un Habitat Évolutif (L’ARCHE).

Un art d’opposition

La question de l’identité habite son travail dès ses premières années formation et de pratique : il garde de sa période d’étudiant la conscience de son identité lacunaire. « On voit que les autres ont une histoire, on apprend l’histoire des autres, on sent qu’il nous manque quelque chose »2. Ces années d’exil seront fécondes, devenant rapidement celle de la brûlante prise de conscience identitaire, source de l’impérieuse nécessité d’inscrire La Réunion sur la carte du monde et de rendre visible la culture et les capacités créatrices de son peuple. « Un peuple qui forgerait et affirmerait son identité non pas, écrit-il, de manière « victimaire » mais à l’image de l’engagement créatif de ses ancêtres, qui bien que victimes de l’exil, du déracinement, des barrières de la langue, de l’exploitation de l’homme par l’homme, ont su malgré tout léguer à sa descendance une langue, des musiques, des danses, un art de vivre, créés au carrefour des cultures »3.

Convaincu qu’il ne peut pas y avoir de développement sans créativité, son obsession sera de faire naître un vivier de créatifs à La Réunion. Une vraie gageure à une époque où le système de pensée véhicule la croyance solidement ancrée que le débat sur la modernité des formes se passe exclusivement dans le Nord, et que les peuples du Sud ne sont pas à même de conceptualiser. « Le nombre de fois où on m’a dit : la pensée est ailleurs, nous sommes le peuple de l’oralité, c’est dans le nord qu’on problématise »4. L’enjeu est de taille, et les actions menées sont militantes : lors de l’exposition intitulée « Vers un art impliqué » en juin 1982, Alain Séraphine et l’équipe de l’Atelier présentent au Palais Rontaunay à Saint-Denis puis dans la ville du Port des tapisseries5, de la sérigraphie, de la ferronnerie, des sculptures sur bois, des statues métalliques recouvertes de plaques de fanjan, ainsi que le fourneau portois.

L’art de Séraphine est alors présenté comme un « art d’opposition »6, « contre l’usage confiné de la peinture de salon », contre « toute importation aveugle », contre la folklorisation de la création réunionnaise, mais aussi contre « les stéréotypes, les modes, les courants imposés, ces pestes artistiques qui nous envahissent et bloquent la recherche »7. Il se bat pour la reconnaissance des spécificités de l’île, de sa géographie et de son histoire singulières, de son peuple pluriel et de sa culture créolisée.

Nourrie de la pensée de l’Abbé Grégoire dans sa lutte contre la pauvreté et l’ignorance, l’action d’Alain Séraphine s’oriente d’emblée vers une quête d’un plus juste partage de savoirs par l’accès à l’éducation, à la formation et à l’insertion professionnelles devenus ses chevaux de bataille : « L’éducation, déclare-t-il en 1982, fait ablation de ce qu’on possède naturellement au lieu de le compléter. Dans un pays (…) comme La Réunion il nous faut une éducation saine qui tienne compte de toutes les réalités »8. En 1995, il fonde avec Abdéali Goulamaly une société de fabrication et de production en cinéma d’animation, Pipangaï. Il crée en 1997 la Biennale des Arts Actuels de La Réunion qui présente le travail de jeunes talents émergents des pays dits du Sud Economique, qu’il a accueilli en résidence de création. La réflexion sur la nécessité de repenser le dialogue Sud-Nord, et celle de consolider les relations Sud-Sud, constitue un socle sur lequel il a bâti l’ensemble de son action. En 2021, à l’occasion d’une conférence dans le cadre des 20 ans de l’Ecole Supérieure d’art, il déclare : « il y a deux mots à libérer : contemporain et modernité. Deux-tiers de l’humanité ne participent pas au débat »9.

De la sérigraphie à la sculpture publique

Lors de ses années d’étude aux Beaux-Arts de Toulouse, ses questionnements identitaires l’amènent à s’intéresser à l’art asiatique, il se sent attiré notamment par les oeuvres d’Hokusaï. Il commence un travail en calligraphie, et, accompagné par un enseignant de l’école, il crée un genre de « hiéroglyphe Réunionnais »10 . Son travail restera toujours influencé par cette philosophie orientale, notamment dans sa quête d’infini. Il monte un atelier de sérigraphie dans son logement d’étudiant, en pleine époque post-soixante-huitarde où les ateliers et outils traditionnels avaient été détruits dans les écoles d’art. Il développe notamment une pratique du pochoir : « j’avais, dit-il, un travail graphique forgé par les besoins d’investir la scène de la vie, notamment les rues de la cité, détournant même parfois des affiches publicitaires »

Pour le diplôme, alors qu’il sort d’un Atelier très orienté peinture et plus particulièrement sur la théorie de la couleur, il présente un travail de créations graphiques monochromes et pose la formation et l’identité comme enjeux artistiques et esthétiques. En lui attribuant les félicitations et une mention pour son engagement pédagogique le jury le conforte dans sa volonté d’intégrer la pédagogie comme matériau de création, et comme un axe à part entière de ses recherches plastiques.

Plus tard, au sein de l’Atelier Portois, avec son concept « d’art impliqué » au service du développement local, il s’engage en faveur de la création en se distinguant d’un artisanat local appauvri et folklorisé : convaincu de la nécessité d’inventer de nouvelles formes à partir de celles existantes, il intègre des matériaux locaux (bois, fanjan etc.) dans ses objets de design mobilier et utilise des techniques ne relevant pas du « grand art », comme celle du « tapis mendiant » pour fabriquer la tapisserie pour la mairie du Port en 1979. Ce fut une période de foisonnement : « je dessinais tous les soirs, dit-il, pour que les jeunes artisans réalisent ensuite les objets »11. Il crée par ailleurs les illustrations de livres édités par le Mouvement Culturel Réunionnais : ceux de Riel Debars, d’Alain Armand, de Boris Gamaleya, pour la collection « Les chemins de la liberté » créé par Firmin Lacpatia. Les visuels bien souvent avaient servi pour une expression au pochoir ou en sérigraphie sur les murs de la ville, voire même sur ceux de la Préfecture, puis recyclés en illustrations sérigraphiées de meilleure qualité.

En connivence avec Alain Gili de l’ADER et Firmin Lacpatia des Chemins de la liberté, tous deux engagés pour une meilleure qualité de la fabrication artisanale du livre local, Alain Séraphine organise, dans le cadre de projets portés par l’éducation nationale et la jeunesse et sports, des formations à la sérigraphie. En 1982, il fait réaliser le tirage d’une pochette de ces illustrations intitulée « les Sérigraphines ».

Il s’attaque très tôt à la sculpture, éprouvant le besoin de sortir du plan, et réalise de nombreuses commandes publiques : la céramique de la façade de la Sécurité Sociale avec Saint-Denis (avec Guy Lefèvre), les sculptures du rond-point des danseuses au Port et celui de la Rivière des Pluies à Saint-Marie, des 1% dans les établissements du Port, Sainte- Marie, Rivière des Galets, Vincendo…

Les méti-sables : une mythologie pour penser le monde et pour agir

De son enfance marquée par des événements douloureux et de ses premières années d’exil estudiantin, Alain Séraphine a gardé le besoin d’écrire une mythologie, de raconter son histoire et celle de son peuple à travers les mémoires d’un personnage énigmatique qu’il nomme le « méti-sable ». Ce méti-sable, dont l’artiste s’interroge sur l’origine dans « Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone », serait à la fois « la résultante de mouvements migratoires planétaires répétés au cours des siècles écoulés »12, un peuple légendaire né d’une pluie de météorites dans la rivière des galets, la figure d’un « peuple en devenir », et semble, in fine être un auto-portrait poétique et empreint de nostalgie. L’artiste tisse un mythe pour à la fois comprendre l’environnement dans lequel il s’inscrit, mais aussi pour se réparer et pour agir. Comprendre en premier lieu qui il est, comment il interagit avec son milieu et comment, en tant qu’artiste, il prend voix dans le concert du monde. Son travail sur les méti-sables donne lieu à une première installation intitulée « Méti-sable et ses avatars : Méti-son, Métisage et Méti-sait » qui fut pensée à la fin des années 70 et réalisée dans les années 80. Elle sera présentée au public une première fois au centre Universitaire de La Réunion pour une exposition sous la grande varangue-jardin, avenue de la Victoire à Saint-Denis, puis une seconde fois en intégralité, en décembre 1997, au magasin 20, dans l’enceinte du vieux port, dans la ville du Port. Il s’agissait de l’exposition personnelle intitulée « La tribu du Bois d’lé »13.

Alain Séraphine défend l’idée de l’artiste en tant qu’atelier primordial pour un travail sur soi nécessaire et préalable à toute démarche créatrice. Et, reliant les démarches du scientifique et de l’artiste dans ce qu’elles partagent dans les processus de recherche comme dans ce qu’elles doivent à l’imagination, il se réclame de la notion bachelardienne d’imaginaire en tant qu’action créatrice : « Dans toute oeuvre d’art, on peut lire en filigrane les angoisses, les aspirations, les doutes, les exaltations, les blessures et les joies de son auteur, dit-il. Qu’elle soit scientifique, littéraire ou plastique : toute oeuvre n’est telle pas le fruit de l’« imagination imaginante » ? »14.

Patricia de Bollivier
Janvier 2023

« Vannobole »

Sans titre, 1997. Bois d’ébène, cuivre grave, coraux, béton, 168 x 102 x 200 cm, Inv. 98.27.14. Acquise en 2002

Sculpture de grande dimension (168 x 102 x 200 cm ), en Bois d’ébène, cuivre gravé, coraux et béton, Vannobole fait partie de la série des « Méti-Sables », représentant un personnage issu de ce peuple légendaire dont parle Alain Séraphine dans « Journal d’un méti-sable, Le regard d’Antigone », et qui accompagne son processus de création depuis son retour dans l’île.

Elle fait partie d’une installation intitulée « Jeu de Dames », dont la première pièce, « Identité », a été crée à la fin des années 70. Evoluant au grès du temps et des moyens, cette oeuvre in progress a donné lieu à la création d’environ une trentaine de pièces qui prennent place sur un échiquier virtuel, que l’on peut appréhender sous une forme numérique sur le site https://www.jeudedames.re/. La scénographie de l’installation inclut le visuel de la tapisserie créée par Alain Séraphine en 1977, et qui, tissée avec du crin de poulain et de la laine cardée sur la terre des hommes préhistoriques de Niaux, évoque déjà un jeu de dames intemporel. Ce jeu de Dames fait allusion aux luttes syndicales et citoyennes dont la Ville du Port fut le théâtre au XXème siècle, notamment pour faire respecter la démocratie et le bon déroulement des élections, luttes où les femmes tenaient une place prépondérante.

Figée dans la posture dynamique d’un discobole, Vannobole tient dans son dos une vanne en bronze. Ce plateau, ordinairement tressé en matière végétale, est un ustensile de cuisine utilisé traditionnellement pour notamment trier les grains.

L’artiste présente le méti-sable comme « un humanoïde de taille très variable, allant de quelques centimètres à plusieurs mètres de haut »15. Il parle de Vannobole au féminin : « par l’énergie qu’elle semble vouloir dégager, écrit-il, cette « Méti-Sable » chercherait-elle à redonner vie à cette peau morte de corail ? Lorsqu’elle fait de sa vanne de cuisine, un disque de bronze, ne chercherait-elle pas à s’émanciper de son univers de ménagère dans lequel on semble vouloir la cantonner ? Et si cette « Méti-Sable » nous disait que toute lutte pour une juste cause serait gage de liberté pour la femme qu’elle est ? »16.

Vannobole possède une tête caractéristique de forme ovoïde, à l’instar des autres membres de sa tribu, dont « l’absence apparente d’yeux et de bouche sur leur visage (…) leur donnerait un peu un aspect d’insectes. Par ailleurs, le mâle ne semble posséder que ce qui pourrait faire fonction d’oreille, alors que la femelle, elle, disposerait en plus d’une forme un peu démesurée à l’emplacement d’un de nos deux yeux »17. L’artiste relie ces caractères morphologiques à un questionnement sur ses facultés hors norme de communication.

Patricia de Bollivier
Novembre 2022

Sans titre, 1997

Bois d’ébène, cuivre, coraux, béton, 168 x 102 x 200 cm

Cette installation a été produite en 1998 pour l’exposition « Bwadébène » organisée par Wilhiam Zitte à l’Artothèque, dans le cadre du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. La contrainte était la même pour chaque artiste : réaliser une oeuvre à partir d’un tronçon de bois d’ébène de Madagascar, distribué à chacun d’entre eux. Le bois d’ébène symbolise le commerce des esclaves, comme le rappelle le commissaire de l’exposition en citant le botaniste Roger Lavergne et le poète André Schwarz Bart :

« ll a fallu les misères de l’histoire pour que des hommes, réduits à l’esclavage, soient considérés comme simple marchandise, assimilables au « bois d’ébène ».

« Le soleil m’a si bien noirci

Que je resplendis comme l’ébène »18.

L’oeuvre d’Alain Séraphine est une installation abstraite, composée d’une plaque de béton qui évoque selon les mots de l’artiste « une plaque de basalte craquelée », un mât en bois d’ébène cerclé d’anneaux de cuivre en cinq endroits, et incrusté à sa cime d’un tube de cuivre, en guise de tête de proue. Au pied de la plaque de béton, l’artiste a installé du sable et des galets de rivière soigneusement disposés de part et d’autre de deux stries qui se prolongent par deux traces de corail blanc remontant « vaillamment » en lignes droites jusqu’au mât d’ébène. Ce dernier est marqué par un burinage grossier et un oeil de cuivre, et incrusté de plaques de cuivre finement gravées qui évoquent des petites scènes où l’on sent la vie, l’amour, le rythme et la musique.

L’artiste présente ainsi la signification de cette oeuvre :

« – cette assurance insolente qui au travers des âges a guidé u ne partie des hommes à l’exploitation des autres hommes.

– Cette puissance industrielle conquérante qui s’est avancée au nom du progrès et du développement.

La matrice craquelée à l’image de l’aridité d’un désert nous livre sur son pourtour, quelques séquences de vie, cycles de vie peut-être ? ».19

Il conçoit cette installation comme un vaisseau qui, chargé de son histoire, vogue fièrement vers son avenir, « laissant derrière elle des indices pétrifiés ».

Patricia de Bollivier

Novembre 2022


1 A. Séraphine, mail à P. de Bollivier du 9 janvier 2023.

2 Alain Séraphine, Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, conférence inaugurale des 20 ans de l’Ecole, le 2 novembre 2020.

3 A. Séraphine, mail à P. de Bollivier du 9 janvier 2023.

4 Alain Séraphine, Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, id.

5 Un gigantesque tapis mendiant (5 mètres de long) réalisé par les femmes de l’Association des Foyers de quartiers portois (AFQP), en collaboration avec Alain Séraphine.

6 Marc –Laurent Vaccaro, « Alain Séraphine, Artiste, Artisan et Pédagogue », in Lansiv, Saint-Denis, premier trimestre 1984, pp. 26-27.

7 Alain Séraphine, cité par Alain Courbis, in « L’Atelier expose au Port », Quotidien du 30 juin 1982.

8 Alain Séraphine, cité par Alain Courbis, id..

9 A. Séraphine, conférence Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, id.

10 A. Séraphine, mail à P. de Bollivier du 9 janvier 2023.

11 A. Séraphine, id

12 « Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone », Alain Séraphine, imprimerie Graphica, 2014, p.3.

13 La réalisatrice Sarah Maldoror a réalisé un documentaire éponyme sur cette exposition en 1997.

14 A. Séraphine, conférence Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, id.

15 A. Séraphine, Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone, p. 97

16 https://www.jeudedames.re/quelques-realisations

17 A. Séraphine, Journal d’un méti-sable. Le regard d’Antigone, p. 97

18 Wilhiam Zitte, catalogue « Bwadébène », Artothèque, 1998, p. 4

19 Alain Séraphine, catalogue « Bwadébène », Artothèque, 1998, p. 32

Mark TOBEY

11 décembre 1890, Centerville, Wisconsin – 24 avril 1976, Bâle, Suisse.

Mark Tobey appartient à une famille d’origine anglaise qui émigre aux Etats-Unis et se fixe aux environs de Chicago. Durant son enfance passée dans le Middle West américain au bord de l’Upper Mississippi River, Mark Tobey, né d’un père charpentier et d’une mère couturière, se passionne pour les sciences naturelles, la littérature et la représentation graphique de la nature.

Il s’inscrit en 1908 aux cours du soir de l’Art Institute1 of Chicago tout en suivant une formation en arts appliqués, ce qui lui permet de gagner sa vie. Il s’installe à New York en 1911, réalise des dessins de mode pour l’illustration commerciale, des caricatures pour la presse jusqu’à la fin de la première guerre mondiale.

En 1913, Mark Tobey visite la désormais célèbre exposition d’art moderne de l’Armory Show2, où il découvre Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp œuvre aujourd’hui considérée comme fondatrice de l’avant garde. Mark Tobey l’interprète très justement comme une leçon de désintégration dynamique des formes.

En 1918, il débute son apprentissage de la calligraphie chinoise et se convertit au Bahaïsme3 suite à sa rencontre avec la portraitiste américaine Juliet Thompson4. Fervent admirateur de cette philosophie, sa peinture tente alors de réaliser une synthèse entre respect des traditions culturelles de l’Occident et attrait de la mystique extrême-orientale.

Le bahaïsme enseigne une approche mystique de la nature grâce à une vision de l’unité du monde. Sa conversion influencera les recherches du peintre et lui fera renoncer à la société de consommation new-yorkaise. Il s’installe alors sur la côte Pacifique, étudie la philosophie et la cosmogonie : J’humais l’Orient qu’apportaient les marées.

A partir de 1922 Mark Tobey est nommé professeur de dessin à la Cornish College of the Arts5 de Seattle.

Parmi l’importante communauté chinoise de la côte ouest américaine il fait la connaissance de Teng Kwei, étudiant qui l’initie aux techniques de la peinture chinoise et à la philosophie extrême-orientale. Cette rencontre sera décisive sur le plan artistique et intellectuel pour la suite de sa carrière.

L’artiste développe alors un intérêt accru pour la culture persane et s’intéresse à la calligraphie perse, voyage d’abord en Europe, visite Paris en 1925 puis découvre la plupart des pays du Moyen Orient jusqu’en Extrême-Orient. A Shangaï il perfectionne son étude de la calligraphie et du lavis.

Dès les années 1930, alors que son travail s’éloigne de la figuration, il bénéficie d’une reconnaissance au sein du milieu artistique new-yorkais en participant notamment à l’exposition collective Painting and Sculpture by Living Americans6 organisée par le Museum of Modern Art en 1930. En préface du catalogue le directeur du MoMA, Alfred H. Barr Jr., note que cette génération de peintres « sont des adeptes de l’impressionnisme »7. Dès cette époque le travail de Mark Tobey sera régulièrement présenté au MoMA8 de NYC.

En 1931 Mark Tobey, artiste-résident au Dartington Hall9, s’installe en Angleterre dans le Devonshire. Toutefois, durant cette même période, le peintre continuera d’effectuer plusieurs voyages en Chine. Il se rend également au Japon et apprend la calligraphie nippone en séjournant au monastère Zen de Kyoto en 1934.

En 1939 Mark Tobey rencontre le linguiste américain d’origine suédoise Pehr Hallsten, qui deviendra son compagnon.

Après la seconde guerre mondiale, Mark Tobey s’intéresse à la civilisation des Amérindiens. Au cours des années 1950 il voyage en Europe et attire l’attention du peintre Georges Mathieu dès 1952.

C’est sur ce continent qu’il obtient une véritable reconnaissance internationale après sa participation à l’exposition 50 Ans d’Art aux Etats-Unis: Collections du Museum of Modern Art New York, au musée d’art moderne de Paris à l’automne 195510. Exposition reprise sous le titre Modern Art in the United States11 à la Tate Gallery Londres en 1956. Les œuvres de Willem de Kooning, Arshile Gorky, Franz Kline, Robert Motherwell, Clyfford Still et Mark Tobey regroupées dans une même salle révèlent l’expressionnisme américain en Europe.

La même année, la galerie Jeanne Bucher 12 à Paris lui offre sa première exposition personnelle européenne. En 1958, lors de sa participation à la biennale de Venise13 Mark Tobey obtient le Grand Prix.

En 1961, il bénéficie d’une importante exposition rétrospective au musée des arts décoratifs à Paris.

Durant ses nombreux déplacements, Mark Tobey se concentre sur le dessin modeste qui apparaît comme le médium idéal durant cette période de renouveau. C’est dans ce contexte spirituel et de vagabondage que le peintre se forge un nouveau langage visuel.

Avec Clifford Still 14et Mark Rothko15, Mark Tobey est considéré surtout à la suite d’articles du critique d’art français Michel Tapié16, comme l’un des créateurs de cette école du Pacifique. Ces trois artistes sont influencés par les éléments de civilisation extrême-orientale très présents sur la côte ouest des Etats-Unis, où s’affirme dans les années 1950 une forte implantation de chinois et de japonais et des collections de musées orientées vers les arts des pays de l’océan Pacifique.

Mark Tobey est souvent associé à l’Action Painting17 et au mouvement de l’expressionnisme abstrait de la côte Est défendu par Clement Greenberg. Le critique d’art américain écrit en 1944 que l’art de Tobey est un des premiers apports originaux de l’art américain18.

Toutefois Mark Tobey reste relativement isolé de cette scène new-yorkaise jusqu’en 1962 où le Musée d’Art Moderne de New York lui organise une rétrospective. A cette occasion William Seitz, conservateur du musée écrit que Tobey « a fait de la ligne le symbole de l’illumination spirituelle, de la communication et de la migration humaines, de la forme et du processus naturels ainsi que du mouvement entre des niveaux de conscience ». Il situe ainsi les recherches spirituelles et esthétiques de l’artiste sur le même plan.

Comme le note très justement Cécile Debray : L’artiste discret (…) , surnommé le « sage de Seattle », est entouré insensiblement et progressivement d’une aura d’exception, celle d’un fondateur de la modernité, d’un artiste mystique mais aussi d’un penseur de l’abstraction dont les œuvres sont rares, intimes, denses et profondes.19

Sur la sollicitation du galeriste suisse Ernst Beyeler, Mark Tobey s’installe définitivement à Bâle en 1970 partageant son temps entre la musique et la peinture jusqu’à sa disparition à l’âge de 86 ans.

Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses institutions internationales prestigieuses : Centre Pompidou MNAM (Paris)

Fondation Beyeler (Bâle) Kunstmuseum (Bâle) Guggenheim (New York)

Metropolitan Museum of Art (New York) Museum of Modern Art (New-York)

Art Institute of Chicago Whitney Museum (New York) Tate Gallery (Londres).

Renaissance of a flower, 1975, lithographie sur papier japon, 38,5 x 26 cm, édition 14/25, signée en bas à droite, inv 1992.15.01 artothèque de La Réunion

Mark Tobey Renaissance of a flower, 1975.

La démarche picturale de Mark Tobey s’installe à partir de 1959 : il développe un système caractéristique constitué d’un fourmillement de signes « mes traces abandonnent, du moins en apparence, tout contenu pour se livrer entièrement à l’ivresse de se satisfaire d’elles-mêmes, de leur propre jeu graphique ».

Il décrit ses peintures comme une sorte de contemplation autonome. Son immédiateté imite en quelque sorte l’apparence du langage. Partant de la calligraphie traditionnelle, Mark Tobey invente une sorte de gribouillage, de mouvement, de rythme d’où surgissent des formes semblables à un graffiti.

Des entrelacs, toujours de petites dimensions, couvrent tout le format de l’oeuvre à la recherche d’un équilibre entre subtilité et spiritualité.

La lithographie en couleur sur papier Japon acquise par l’Artothèque s’inscrit dans cette démarche si caractéristique développée par Marc Tobey: l’utilisation quasi exclusive de petits formats sur papier aux couleurs amoindries.

Une écriture totalement abstraite, en plumes entrecroisées, en lignes enchevêtrées à dominantes de blancs, envahissant toute la surface de la page, fondant une des origines de ce qu’on appellera « all-over20 ».

Ce geste de recouvrement de bandes vibrantes de lignes, d’une infinité de signes crée une réelle profondeur. Cette oeuvre, souvent qualifiée d’abstraite, manifeste un évident besoin d’expression intérieure et conduit le spectateur dans un dialogue entre le visible et son invisible.

Renaissance of a flower est composée d’une écriture extrêmement comprimée de corps embryonnaires sans aucune hiérarchie dans la répartition de la couleur sur le papier.

Mark Tobey recherche dans cette accumulation monochrome d’entrelacs et de mailles plus ou moins compactes un relief par la seule vibration du blanc sur un fond ocre et la dispersion d’ombres bleutées.

Ces graphismes resserrés fragmentent cette masse rectangulaire verticale écrasant la forme et inventant, suivant les propres mots de Mark Tobey, une white writing. L’écriture blanche de Tobey est lumineuse, elle est métaphysique et elle est aussi élégiaque21.

En se plongant dans la contemplation, le spectateur découvre une série de signes infiniment petits qui ont chacun leur propre rythme révélé par l’intuition de l’artiste. Comme les brins d’herbe d’une pelouse, infimes parties d’un ensemble, les signes peints par Mark Tobey forment certes une seule composition mais possèdent leur propre vie avec une immense autonomie.

Renaissance of a flower peut donc être assimilé à un champ sensible agité de mille vibrations par un léger vent d’alizé où la nature prolifère en toute liberté. Renaissance of a flower nous ouvre à la contemplation de cet espace extérieur pour partir à la découverte de notre espace intérieur.

Mark Tobey écrit en février 1955 ces quelques phrases qui résument parfaitement sa quête d’absolu et inonde ses créations : « Sur les pavés des rues et sur les écorces des arbres, j’ai découvert des univers entiers. Je suis très peu au fait de ce que l’on appelle généralement « abstrait ».

L’abstraction pure serait pour moi une peinture dans laquelle on ne trouverait aucune affinité avec la vie, une chose pour moi impossible. J’ai cherché un monde « un » dans mes peintures mais pour le réaliser j’ai utilisé comme une masse tourbillonnante. Je n’assume aucune position définie. Peut-être que ceci explique la remarque faite par quelqu’un qui regardait une de mes peintures : Où est le centre ? »22

Cette recherche d’absolu empreinte de spiritualité et de délicatesse à l’écart des tourbillons de l’avant-garde et de ces mouvements éphémères l’a maintenu éloigné de l’histoire de l’art moderne où pourtant son influence a été déterminante. Face à nos angoisses systémiques et à nos crises écologiques l’oeuvre de Mark Tobey est encore aujourd’hui une réponse fascinante.

Yves-Michel Bernard, mars 2021


1 School of the Art Institute of Chicago est ouverte dès la fondation du musée en 1879.

2 C’est à l’ancienne salle d’armes du 69° régiment de l’infanterie des Etats-Unis à New-York que la plus célèbre exposition de peinture du XXème siècle doit son nom. Elle ouvre le 17 février 1913 au bout de quelques jours la toile de Marcel Duchamp provoque un scandale énorme et l’affut de plus de 300.000 visiteurs.

3 Religion monothéiste fondée au XIXème siècle, du surnom de son initiateur Abd-al-Bahā. Les membres de la Foi baha’ie réunis en Assemblées spirituelles prônent l’unité spirituelle de l’humanité et la paix mondiale généralisée et durable.

4 Juliet Thompson (1873–1956) peintre américaine, disciple de Abdu’l-Bahá.

5 Fondée en 1914 Cornish College of the Arts de Seattle est surtout renommé pour son apprentissage de la musique suivant les principes de la méthode Montessori le danseur Merce Cunningham y effectuera ses premiers apprentissages en 1937.

6 Painting and Sculpture by Living Americans, 2 décembre 1930 20 janvier 1931, Mark Tobey expose trois peintures : American Lanscape, 1928, portrait of a poet, 1928 et Victory, 1928.

7 Painters are included who are followers of the Impressionists, p5 du catalogue

8 Entre 1930 et 2021 les peintures de Mark Tobey seront présentées au cours de 37 expositions organisées par le MoMA. Mark Tobey bénéficiera de deux rétrospectives au MoMA en 1962 et en 1976.

9 D’inspiration cistercienne cette institution privée qui accueille en grande majorité des musiciens, alterne l’apprentissage de l’agronomie avec les cours de poésie et de dessin.

10 Cette exposition, financée par le MoMA et les services culturels de l’ambassade des Etats-Unis, affirme définitivement l’hégémonie de l’art américain sur l’école de Paris d’un point de vue esthétique et commercial.

11 Modern Art in the United States: A Selection from the Collections of the Museum of Modern Art New York ouvre à Londres le 5 janvier 1956 : « for some time we have been making the point that London is anxious to see contemporary American work, and it appears that our representations are beginning to bear fruit. » McCray, chef du Conseil international du MoMA

12 Depuis les années 1950 la galerie Jeanne Bucher expose régulièrement son oeuvre. Dernière en date TOBEY or not to be ? du 16 octobre 2020 au 27 février 2021

13 Mark Tobey est le premier artiste américain à obtenir le Grand prix de la biennale au XXème siècle. A Venise en 2017 importante rétrospective Mark Tobey : Threading Light (Commissaire Debra Bricker Balken) à la Collection Peggy Guggenheim, palais Venier dei Leoni

14 Clifford Still (1904-1980) peintre américain membre fondateur de l’expressionnisme abstrait américain

15 Mark Rothko (1903-1970) peintre américain d’origine russe liant abstraction et spiritualité

16 Michel Tapié (1909-1987) critique d’art français.

17 l’Action Painting est l’une des principales tendances de l’expressionnisme abstrait américain

18 Préface du catalogue de l’exposition à la Willard Gallery de New-York en 1944

19 Mark Tobey. Tobey or not to be ? Hors série Connaissance, Gallimard, Paris, 2020.

20 All Over est une technique qui utilise toute la toile, tout le format, n’a pas de centre, ne fait pas de hiérarchie entre le fond et la forme.

21 Deborah Bricker Balkan, commissaire de l’exposition Mark Tobey in catalogue coll. Peggy Guggenheim, 2017.

22 In Mark Tobey. Tobey or not to be ? op.cit.

Frantz RAUX

J’ai choisi l’estampe pour raconter cet artiste dont trois œuvres figurent au catalogue de l’artothèque.

Le 11 mai 2018 une lumière diffractée en couleurs est sortie de ce monde, la fin d’une vie de peinture incessante, inquiète, tourmentée, une poétique imagière unique, flamboyante.

Frantz est mort, il avait 48 ans.

Depuis 20 ans Frantz, repeignait inlassablement les carrés de son exposition de 1994 à Champ fleuri ; détruisant, reniant, il avançait vers une œuvre déstructurée, plus radicale, brutale… dont nous n’avons malheureusement aucune trace.

« Vous faites partie de moi » – Frantz Raux
Epreuve d’artiste 1990

Au commencement était le jeu de ballon, trois personnages de profil, un groupe de femmes à gauche, à droite un grand homme.

L’homme est figuré comme un grand tube, habillé d’un short, « un ti culotte », de chaussettes tricolores et de chaussures à crampons, du milieu de sa taille part un bras ? tenant des billets verts, de sa taille aussi partent des mouvements, formant un B, qui au bas touche le ballon de foot avec une apparence de sexe masculin.

Une baguette raide, mince et droite coiffée d’un chapeau colonial s’agite, les mots « la France » s’écrivent en vertical à l’encolure.

En face un même mouvement en B inversé envoyé par un personnage féminin, le plus petit des trois, sur sa tête un « cavadee » décoré d’une fleur de canne, figure dans une mandorle de sexe féminin.

Autour de la jeune femme ou petite fille, se projettent de nombreux écrits, toujours verticaux :

« La Réunion », « football », « vanille », dans les mains une bouteille de rhum et dans l’autre une pièce frappée d’un F (franc), son corsage rose s’allie à une jupe que l’on devine enrobante de tissu, siglée du F en médaillons en son milieu.

Ses pieds nus, ses cheveux longs noirs, couronnent un visage bijouté du nez à l’oreille comme dans la tradition malabar.

Le personnage féminin qui termine le trio, est une grande figure féminine, portant sur la tête un panier de fruits(bananes), la pointe de ses seins hérissée de pointes de cactus, les cheveux ensachés par un foulard ?.

Le vêtement se sophistique en bandes de couleurs jusqu’aux pieds chaussés de « savates deux doigts ».

Deux bandes latérales de pièces gravées de la lettre F ornent le vêtement du haut. A partir de la taille, ce sont des billets verts, les mêmes que tient l’homme, la décoration se finit en ronds jaunes siglés du F.

Le tableau est composé comme une enluminure: fond d’or, personnages de profil, une histoire qui se raconte.

Les traits du dessin en noirs délimitent les formes, remplies, à leur tour d’aplats de couleurs, de griffures de pierre, d’ombres portées, d’éraflures de craies, de pastilles de pointillés qui seront sa marque durant les années 2000.

Les visages sont esquissés, les bouches volumineuses. Tout est raide, droit, roide, les mouvements sont scandés par le langage de la couture.

Toute sa vie Frantz va employer les signes de la couture. Son dessin est parsemé de boutonnières, les traits noirs sont doublés ou triplés de pointillés symbolisant le bâti de couture, le surfilage, déjà les prémices de broderies sont apparentes.

Sur l’image suivante il va en saturer l’espace.

Sans Titre – Frantz Raux
1990
 
Frantz aimait la mode, sa mère couturière, les vêtements, les tissus.

En 1991 l’Association pour la Diffusion de l’Art Plastique Africain Contemporain (ADAPAC) lance un concours pour le cinquantenaire de la Caisse de Coopération Economique, Frantz remporte le premier prix: son tableau est édité en estampe.

Quel humour pour des banquiers !

« La Sainte famille » parodie une rencontre biblique sous le signe de l’argent. L’argent le roi du monde. La France, l’Afrique et au milieu la Réunion, chacun se parant des attributs de sa légende.

Parade nuptiale mortelle pour « indigènes de la république »? Figures érotiques de l’aliénation, une sexualisation très forte colore la scène. Mais qu’en est-il de l’économie relationnelle, dans un marché de dupes, ou contre le pouvoir de l’argent, l’autre se dépouille de son identité pour se parer des colifichets de son maître ?

Le monde a longtemps tourné dans une vision maritime de conquêtes, des vaisseaux gonflés d’orgueil ont propagé l’aliénation à une religion de l’échange trompeur.

Frantz voulait-il dire cela ? Je ne sais pas, je le lis avec mes croyances, mon impulsion, c’est mon tropisme. Le tableau est élaboré, fini par le voyeur, c’est le regard qui fait le voyage.

Alors bon voyage à vous dans les œuvres de l’artothèque.

Dominique Calas-Levassor

Bernard TILLUM

Une ballade dans les champs colorés de Bernard TILLUM

Invitation au voyage dans la toile

Le spectateur entre aisément dans les tableaux de B. Tillum. Un accès est directement peint, souvent situé dans le bas du tableau. Il emprunte un chemin de terre ocre, marche sur des galets gris bleutés, saute dans une rivière d’un bleu céruléen ou des bassins de jaunes verts bleus.

Son regard commence à circuler, est arrêté par une couleur, un motif, une touche, un geste, un détail. Il remarque d’autres chemins qui tracent des sorties dans et hors du tableau vers l’horizon et les faux-horizons, les ciels, les là-bas derrière où mènent les sentiers peints qui ont bifurqué dans des sous-bois.

Il arpente donc ces morceaux de nature parsemés de champs à cultiver, participe à ses activités de planteur ou de pêcheur, à travers une pratique de la peinture.

Il approche le peintre par le biais de son univers pictural et à travers lequel il le reconnaît assez vite. Car avec des emprunts nets aux œuvres impressionnistes et post-impressionnistes composées de petites ou larges touches, et en regardant au moins trois tableaux, il reconnaît sa signature. C’est un Tillum! :  un « romantique », ayant le goût du pittoresque et l’art des détails et un « réaliste » qui s’identifie au planteur pour mieux le représenter. 

Sur son chemin de terre sillonnant l’espace à forts dénivelés, le planteur géo-poète a arrêté son bœuf tirant la charrette pour contempler, là, en bas, une rivière qui s’écoule, petite et pourtant remarquable par ses bleus de fraîcheur. Les roues de la charrette, les sabots du bœuf, les pieds du planteur dessinent une ligne qui y conduit. Le bleu de la charrette et celui du cours d’eau confirme ce trait unifiant. C’est Sans titre. Charette dans les Hauts (1996.36.01).

Le spectateur s’identifie alors au paysan figuré. Il occupe sa place, adopte son point de vue pour regarder, à son tour, ce qui n’est pas donné à voir dans sa totalité et ouvre ainsi son imaginaire. Où conduit cette rivière ? Ce sentier qui monte ou qui s’enfonce ? Ces points de fuite à l’intérieur d’un paysage peint frontalement ?

Dans ses tableaux, B. Tillum entrecroise des mondes réaliste et fantastique, « habités » même lorsque l’humain en est absent. Cap Mahé (1992.39.02) est un moment de paysage, digne d’un conte. Y est représenté un bord de mer ou un phénomène surnaturel, une réalité rendue imaginaire, une nature prise par sa propre force, la « sur-naturant », devenant presque dévorante.

a. Ancrage, situation artistique

Le peintre vit à Saint-Joseph, un coin de nature, proche d’un volcan serein et bouillonnant où, nous urbains, y allant, prenons juste le risque d’être pris par les forces minérale et végétale, à l’entre-deux de l’eau des rivières et de l’océan.

Le spectateur peut éprouver cette « expérience de l’originaire », face aux tableaux magiques et « romancés » du terrestre.

B. Tillum représente le monde de la terre avec les moyens de la peinture à l’huile. Ses peintures sont par leurs contenus constitutifs d’emblée du patrimoine artistique créole et d’une histoire de l’art à La Réunion, une histoire qui émerge, entre autres, de nos paysages « pittoresques », dignes d’être peints.

Alors, B. Tillum les peint, en les romantisant dans une fougue maîtrisée. C’est humble et grandiose à la fois.

L’œuvre de mémoire d’un « espastan lontan » entre dans la collection de l’Artothèque de La Réunion, dès 1992 avec Letchis, Le cap Mahé, Le petit planteur et Charette bœuf, un Sans titre (Charette dans les hauts) en 1996, puis Le Pont, La Rivière, Pêcheurs bichiques et Paysage en 2009.

Ses modes et codes de représentation sont bien du 19ème siècle romantique, animé par les révolutions politique, sociale et industrielle qui conscientisent les artistes de diverses parties du monde et orientent leurs pratiques.

Nous connaissons A. Le Roy, C-H. Potémont, A. Roussin, contemporains de ce siècle à La Réunion – leurs œuvres romantiques, pittoresques, de couleur locale, sont sur les cimaises du musée Léon Dierx. Nous connaissons moins B. Tillum.

Les catégories esthétiques citées ci-dessus caractérisent aussi ses peintures. Mais s’y rajoutent les couleurs lumineuses impressionnistes, les touches expressives, en particulier celle de Van Gogh auquel le peintre semble rendre hommage avec Paysage, une reprise ou des réminiscences de Champ au blé vert avec cyprès de 1889.

S’y rajoute l’un des thèmes privilégiés des peintres de la réalité sociale – le monde paysan. B. Tillum le connaît et le met en scène dans ses tableaux, heureux dissonants, dans notre espace contemporain. Réalisés dans les années 1990, ils soumettent à notre regard le temps de l’humain droit et soumis face et dans la nature.

Il aime surtout peindre. Face à ses peintures, une multiplicité de petits accents matériels irisés émergent et viennent toucher l’œil car il a sa gamme de touches colorées, sa palette de teintes de vert, de jaune, de bleu, de pointes de rouge et pourpre. Des plus claires au plus foncées, celles-ci utilisées avec parcimonie, pour suggérer les sous-bois, les espaces profonds.

b. Les décors paysagers des planteurs

Le spectateur s’arrête devant Le Pont jaune (2009.05.01). Il découvre d’autres petits paysages mis en abîme, entre les arches qui soutiennent le motif du pont.  À l’intérieur du premier petit tableau, à gauche, se situe un point de fuite, au centre du tableau plus grand, là où le regard échappe. Tel à gauche et en haut, où il peut marcher dans le sentier qui monte vers le ciel.

Le mur de soutien du pont, devient lui aussi support à peindre. Il est envahi par des touches de vert et de jaune, laissées sur la toile, un peu à la manière de Monet pour son Bassin des Nymphéas.

Le spectateur imagine l’habitant de cette petite maison qui surgit d’un des verts et pointe le rouge de son toit. Comme face à Letchis (1992.39.01), une représentation, en légère contre-plongée, d’un espace habité sans la figuration de ses habitants.

Letchis est un arrêt sur image d’un déroulement de journée autour d’une habitation : les branches d’un pied de letchis fléchissent sous le poids de leur chargement. Sous cet arbre vert et rouge, sont peints à gauche une charrette cassée et à droite, des poules qui picorent. Du mort et du vivant de par et d’autre du tronc dans un décor de vie habituel des gens de la terre. Il se passe des choses ici. Dans ce carré de sol brûlé, de terre damée, dans cet ovale bleu. L’organisation spatiale d’un terrain d’habitation se transpose dans le champ de la toile montrant un monde d’auto-suffisance.

Les volets avec ses « z » de la maison créole sont ouverts.

c. La figure du petit planteur « connecté »

Les personnages sont représentés dans leurs actions. Leurs postures sont simultanément attitude, expression, sentiment, … Seulement un planteur est représenté de face et de grande taille, dans Charette bœuf (1939.39.04) et Le petit Planteur (1992.39.03) où il semble vouloir désigner au spectateur, l’étant du monde rural.

Les autres sont peints de dos, de profil, dos courbés à la tâche et disposés tout petits dans l’espace de la toile, avec un souci de symétrie. Ils sont anonymes.

Dans leurs activités de labeur, se dégage une humilité, une sérénité avec Pêcheurs bichiques (2009.05.03) par exemple, une toile remarquable par des parti-pris simples : planter l’action sur l’axe vertical central, user d’un double contraste coloré de quantité et de complémentaires dans un quasi monochrome bleu.

Avec La Rivière, transparaît un grand bonheur de vivre. Dans ce moment de relâche, des mères continuent à concilier leurs tâches avec le plaisir de veiller sur leurs petits baigneurs dans le bassin plus haut.

Et c’est d’abord de la fierté qui émane de Charette bœuf (1939.39.04), un joyau car il en comporte un .

Le regard sur ce tableau révèle une dimension symbolique des motifs choisis, des couleurs, des gestes du peintre. Tout semble pensé c’est-à-dire relié pour garantir ces excroissances de verts dans la dureté de la vie rurale. La charrette, le bœuf, le planteur sont reliés graphiquement – l’homme tient la corde qui le relie à l’animal, lui-même encordé à la charrette – et par la couleur, un mauve délavé pour cette charrette et pour modeler les côtes du planteur, un mauve plus soutenu pour le harnais du bœuf, trois localisations d’une même couleur sur les trois protagonistes de la toile. Plus une : ce pourpre lumineux surplombant l’animal fait montagne d’or, promesse de récolte fructueuse.

Le visible du tableau exprime beaucoup plus que de la fierté. Il révèle le lien essentiel d’interdépendance entre la charrette, le bœuf et le planteur, qui garantit le vivant.

Comment habiter le champ de la toile ?

À ce stade du regard, il semble au spectateur que le peintre installe d’abord le décor paysager pour ensuite y camper ses personnages. Aussi, c’est l’espace physique de la toile qui est considéré car le propos n’est pas de faire semblant. Le spectateur le comprend assez vite.

Les rapports entre les figures dans les tableaux lui semblent impossibles dans la réalité.

Charette bœuf (1992.39.04), encore, montre deux postures incompatibles. Le mouvement arrêté des pattes du bœuf exprime un puissant élan alors que le planteur, bien droit, chemise ouverte, torse bombé, de son seul bras tendu, stoppe l’animal dans sa course.

Le petit planteur (1992.39.03) encore, superpose une vision proche sur une éloignée. Au tout premier plan qui rapproche la figure du planteur posant pioche en main, de celle du spectateur, succède immédiatement le second plan, derrière et plus bas, avec deux petits personnages animant le paysage de culture.

L’œil se fait plaisir, va dans les Bas, monte dans les Hauts, serpente, et entre dans les petits plaisirs qui sont grands comme une scène de baignade dans La Rivière.

Le temps semble arrêté, le mouvement ralenti, pour mieux donner à voir et à entendre ce que peuvent raconter les ciels et les nuages du peintre, pour certains impressionnants.

Colette Pounia, Docteure en arts et sciences de l’art

14 novembre 2021

Artothèque 30 ans

L’Artothèque a entrepris dès sa création, une oeuvre utile et difficile.

Faire entrer la création artistique dans le quotidien de chacun est une mission au long court qui ne porte ses fruits qu’au fil des années, qu’au bout d’un infini travail accompli avec constance. Cet ouvrage, l’Artothèque le déploie depuis des années sans grand tapage mais avec persévérance au service du public. OEuvre nécessaire et d’autant plus ardue qu’elle se heurte au jour le jour à la puissante distraction des images faciles et séduisantes du commerce. Alors il lui faut un entêtement salutaire pour faire apparaître à tous les formes singulières de l’art malgré le bruit incessant de nos sociétés bavardes qui nous plonge complaisamment dans l’insignifiance et nous fait perdre notre chemin.

Le dédale du temps

« L’œuvre au mur de la maison me regarde. Elle est silencieuse et patiente. Elle attend, elle vèy le moment quotidien où je la regarderai. Cette veille immobile m’oblige à arrêter un instant, à interrompre le flot d’images qui occupe sans cesse mon attention. Elle fait le vide autour de nous, elle laisse la place à la pensée, déliée ou rêveuse. L’œuvre veille sur moi qui ne crois pas, comme les images saintes veillent sur une maison croyante. Au moins je crois à cette image que j’ai moi-même accrochée là un jour. »

C’est par cette phrase que je concluais Le silence des images, le court texte écrit pour l’exposition Trafic, en février 2010.

Les œuvres empruntées, comme les livres que nous découvrons dans la bibliothèque de notre quartier, ces œuvres nous accompagnent longtemps, s’installent dans notre mémoire, construisent notre pensée et notre imaginaire.

Il est étrange pour moi de parcourir aujourd’hui ces collections comme en remontant le temps à redécouvrir les œuvres d’artistes que j’ai connus et qui maintenant sont loin de moi. Je me souviens ainsi des étranges cocons qui apparaissent dans une série de gravures1 de Mikaël Elma. Formes en mouvement, écheveaux de lignes qui semblent enfermer des êtres en gestation, petits fantômes élastiques qui bientôt déchireront les parois fœtales pour venir au jour, promesse de notre avenir.

À se faufiler dans le labyrinthe des années, je retrouve photos, peintures ou gravures que j’avais perdues de vue, vidéos ou installations qui reprennent vie sous mon regard étonné. Ainsi ces photographies extraites de la série Chaque homme est une île, de Thierry Fontaine2, qui porte un regard singulier sur notre rapport au monde. Mais aussi la surprenante série d’autoportraits que Serge Huo Chao-Si produisit dans les années 2000 et qui continue de me surprendre, ou encore les humains-mémoire que dresse Jack Beng-Thi3 tout au long de son travail. Et d’autres images4 encore que je n’avais pas oubliées mais que je retrouve avec bonheur, que je réactive en y découvrant des significations nouvelles et le plaisir d’un nouveau regard.

Au détour de l’année 1998, je vois revenir la figure de William Zitte, l’ami disparu qui dirigea les lieux et qui imagina ces expositions attachantes dont il me confia deux fois le

commissariat. Je me souviens des conversations passionnées qui accompagnèrent cette exposition5 où il souhaitait voir ensemble le travail patient de l’artisane et celui provocateur de l’artiste contemporain, sur le même territoire, tous guidés par le dispositif commun de la juxtaposition, dispositif lui-même territorial puisque convoquant la technique du patchwork, de la couture ensemble, de tissus disparates, pour former ces surfaces bigarrées et baroques. Se côtoyaient le tapidrozas familial de l’humble couturière et les assemblages étranges ou monstrueux de l’artiste contemporain. À l’image de notre société créole composée au cours de notre histoire mouvementée de la plus grande diversité d’origine, de nos arrangements baroques de croyances, de techniques, constituée de la plus grande douceur et de la plus grande violence, faite de bouts et de morceaux, tous reliés cependant par des fils invisibles.

En 2000, à l’occasion d’une autre exposition6, nous poursuivons notre dialogue en donnant à voir les traces d’une d’archéologie secrète ou imaginaire dans laquelle Teresa Small et Gino Guédama extraient de la terre d’étranges objets. Les références nordiques voisinent ici la mémoire malgache. Là, « dans l’aller-retour entre un temps si éloigné de nous, enfoui, où passé et futur se mêlent, et notre temps présent, l’artiste serait le passeur patient et attentif. »7.

Le temps s’inscrit dans la collection. Je vois alors s’avancer de jeunes artistes avec le plaisir de les reconnaître et de voir le chemin qu’ils ont parcouru depuis les jours où, élèves encore, ils me montraient leur travail dans l’atelier de l’école d’art, avec la modestie de l’apprenti.

Peu à peu se dessinent sous mes yeux des tendances, des périodes, et, ces dernières années, les signes si particuliers de notre société créole. Je ne cesse de relever dans ces œuvres diverses, les extravagances, le goût de l’ornementation, de l’accumulation, celui des juxtapositions surprenantes, la prédilection pour les formes hybrides. Des œuvres imprégnées de notre histoire mélangée, de nos traditions multipliées, et dans lesquelles le passé et le présent sont évoqués dans des formes éminemment contemporaines. Comme dans les somptueuses transfigurations baroques d’Abel Técher. Spécificité dont je reconnais les traces dans les œuvres récentes de la jeune peinture réunionnaise8.

Ces jeunes artistes voisinent aujourd’hui avec Erro, Hervé di Rosa ou Ernest Pignon-Ernest et ses images urbaines qui ont tant impressionné les jeunes étudiants aux passions de street art, à qui je montrais ses collages napolitains.

Attention art !

Une des vertus cardinales de l’Artothèque serait sans doute celle de nous réapprendre à regarder, à porter attention aux œuvres, de nous réaccoutumer à cette attention que nous apportions jadis à une large peinture ou à la puissance d’une toute petite gravure.

Nos modes de vie actuels, sans cesse distraits par la multitude des images qui nous assaillent, ne nous laissent aucun répit, aucune minute pendant laquelle notre regard pourrait se poser sur un être, sur une œuvre, sur le monde qui nous entoure. Tout nous entraine à une vitesse qui ne nous permet plus de distinguer autre chose qu’un flot tumultueux qui passe sans cesse et va se jeter au loin, chaotique et indéchiffrable.

Nous savons confusément que si nous ne regardons pas les images, elles disparaissent, s’effacent peu à peu, et qu’avec elles disparaît le travail des artistes, leur regard singulier sur le monde, ce regard qui nous rend intelligible le désordre inquiétant dans lequel nous vivons.

Le regard de l’artiste, qu’il soit naïf comme dans ces quelques peintures d’amateurs primées que l’Artothèque a acquises, ou qu’il soit lumineux à l’image des pièces des artistes au talent reconnu, nous propose toujours de nous interroger avec la plus grande attention sur nous- mêmes et sur notre monde.

Encore faut-il prendre le temps de ce regard attentif, ce temps indispensable à la fois à la contemplation et à la réflexion. Un temps nécessaire à l’appropriation qui nous permettra d’accueillir l’œuvre dans notre mémoire afin qu’elle nous accompagne dans notre vie et infuse dans notre imaginaire.

Nous devinons aussi que l’imaginaire, si on le laisse à l’abandon, se vide, devient l’espace aride où ne gisent plus dans la poussière que des formes mortes, desséchées. Ou encore, il se remplit d’innombrables débris, de lambeaux informes qui peu à peu, par leur entassement même, sature notre cerveau, ôtant tout espace au déliement fécond de la pensée.

Ainsi, nous avons besoin de contempler les images jusqu’au moment où les couches multipliées des signes se gravent dans nos mémoires, faisant éclore les pensées qui nous nourrissent.

D’œuvre en œuvre, avec patience, au fil de nos conversations silencieuses avec elles, nous construisons notre propre palazzo mentale, notre indispensable mythologie personnelle, celle qui nous permettra de naviguer malgré l’incertitude de nos vies. Comme une sorte kaz Mémé9 secrète où s’accumulent images et objets qui constituent l’histoire entière et intime de la famille.

Un instant se produit cette alchimie, ce moment où de la contemplation attentive de l’œuvre naît le plaisir, inextricablement lié aux compréhensions inattendues qu’elle déplie. Cette épiphanie, si précieuse pour l’âme et pour l’esprit, survient à l’occasion d’un choc soudain ou au cours d’un temps plus long, pendant ce côtoiement quotidien qui nous permet d’apprivoiser l’œuvre, de nous la rendre familière. C’est précisément cet apprivoisement, cette familiarité qui permettra la rencontre et peu à peu le dialogue fertile avec l’œuvre.

Ce moment précieux, l’Artothèques s’attache à le faire surgir chez le public, à l’occasion des expositions qu’elle programme régulièrement, mais plus encore chez le spectateur privilégié qui empruntera l’œuvre et l’invitera à entrer dans sa maison.

Parfois rien ne se passera, l’œuvre contemplée restera muette, comme ce livre emprunté à la bibliothèque ne nous parle pas, ne nous touche pas, ne réveille aucune résonnance. Mais le plus souvent la rencontre aura lieu, quelquefois sans doute faudra-t-il le temps de la rêverie. Alors surgira cette curiosité nécessaire, à partir de laquelle germera notre imaginaire, à partir de laquelle éclora la précieuse « émotion esthétique », ce moment où il nous semblera entrer dans une nouvelle intelligence du monde.

Accrochée au mur de la maison, l’œuvre me regarde. Elle convoque mon regard à moi, solitaire et silencieux, attentif enfin. L’œuvre accède à la présence. Les lignes, les couleurs, l’agencement des éléments rassemblés par l’artiste, les images qu’il construit, les personnages, les objets qu’il met en scène, tout cela prend peu à peu sa place dans les méandres de notre cerveau, élargit notre regard à la mesure du vaste monde et tisse assidument la trame chamarrée de notre vie.

Pierre-Louis Rivière, octobre 2021

  1. Kosa nou atann, 1992. Acquisition 1993
  2. Acquisition 2006
  3. Acquisition 1992
  4. Ainsi les étranges photographies de Myriam Mihindou, ou celles d’Esther Hoareau en 2001, et beaucoup d’autres encore.
  5. Cf. Territoires Intimes. In Catalogue de l’exposition Latwal rapyèsté, Artothèque du Département, mars-avril 1998.
  6. L’Étrangeté Familière, Artothèque du Département, décembre 2000
  7. Cf. Dans l’épaisseur du temps. In Catalogue de l’exposition L’Étrangeté Familière, 2000.
  8. Dans la peinture de Stéphane Kenkle, de Christophe Dennemond ou celle de Jimmy Cadet, on retrouve par exemple, réappropriées, les traces du Sacré domestique créole, figures saintes ou autel familial.
  9. La maison de la grand-mère, cette maison inoubliable de l’enfance.