L’Artothèque a entrepris dès sa création, une oeuvre utile et difficile.
Faire entrer la création artistique dans le quotidien de chacun est une mission au long court qui ne porte ses fruits qu’au fil des années, qu’au bout d’un infini travail accompli avec constance. Cet ouvrage, l’Artothèque le déploie depuis des années sans grand tapage mais avec persévérance au service du public. OEuvre nécessaire et d’autant plus ardue qu’elle se heurte au jour le jour à la puissante distraction des images faciles et séduisantes du commerce. Alors il lui faut un entêtement salutaire pour faire apparaître à tous les formes singulières de l’art malgré le bruit incessant de nos sociétés bavardes qui nous plonge complaisamment dans l’insignifiance et nous fait perdre notre chemin.
Le dédale du temps
« L’œuvre au mur de la maison me regarde. Elle est silencieuse et patiente. Elle attend, elle vèy le moment quotidien où je la regarderai. Cette veille immobile m’oblige à arrêter un instant, à interrompre le flot d’images qui occupe sans cesse mon attention. Elle fait le vide autour de nous, elle laisse la place à la pensée, déliée ou rêveuse. L’œuvre veille sur moi qui ne crois pas, comme les images saintes veillent sur une maison croyante. Au moins je crois à cette image que j’ai moi-même accrochée là un jour. »
C’est par cette phrase que je concluais Le silence des images, le court texte écrit pour l’exposition Trafic, en février 2010.
Les œuvres empruntées, comme les livres que nous découvrons dans la bibliothèque de notre quartier, ces œuvres nous accompagnent longtemps, s’installent dans notre mémoire, construisent notre pensée et notre imaginaire.
Il est étrange pour moi de parcourir aujourd’hui ces collections comme en remontant le temps à redécouvrir les œuvres d’artistes que j’ai connus et qui maintenant sont loin de moi. Je me souviens ainsi des étranges cocons qui apparaissent dans une série de gravures1 de Mikaël Elma. Formes en mouvement, écheveaux de lignes qui semblent enfermer des êtres en gestation, petits fantômes élastiques qui bientôt déchireront les parois fœtales pour venir au jour, promesse de notre avenir.
À se faufiler dans le labyrinthe des années, je retrouve photos, peintures ou gravures que j’avais perdues de vue, vidéos ou installations qui reprennent vie sous mon regard étonné. Ainsi ces photographies extraites de la série Chaque homme est une île, de Thierry Fontaine2, qui porte un regard singulier sur notre rapport au monde. Mais aussi la surprenante série d’autoportraits que Serge Huo Chao-Si produisit dans les années 2000 et qui continue de me surprendre, ou encore les humains-mémoire que dresse Jack Beng-Thi3 tout au long de son travail. Et d’autres images4 encore que je n’avais pas oubliées mais que je retrouve avec bonheur, que je réactive en y découvrant des significations nouvelles et le plaisir d’un nouveau regard.
Au détour de l’année 1998, je vois revenir la figure de William Zitte, l’ami disparu qui dirigea les lieux et qui imagina ces expositions attachantes dont il me confia deux fois le
commissariat. Je me souviens des conversations passionnées qui accompagnèrent cette exposition5 où il souhaitait voir ensemble le travail patient de l’artisane et celui provocateur de l’artiste contemporain, sur le même territoire, tous guidés par le dispositif commun de la juxtaposition, dispositif lui-même territorial puisque convoquant la technique du patchwork, de la couture ensemble, de tissus disparates, pour former ces surfaces bigarrées et baroques. Se côtoyaient le tapidrozas familial de l’humble couturière et les assemblages étranges ou monstrueux de l’artiste contemporain. À l’image de notre société créole composée au cours de notre histoire mouvementée de la plus grande diversité d’origine, de nos arrangements baroques de croyances, de techniques, constituée de la plus grande douceur et de la plus grande violence, faite de bouts et de morceaux, tous reliés cependant par des fils invisibles.
En 2000, à l’occasion d’une autre exposition6, nous poursuivons notre dialogue en donnant à voir les traces d’une d’archéologie secrète ou imaginaire dans laquelle Teresa Small et Gino Guédama extraient de la terre d’étranges objets. Les références nordiques voisinent ici la mémoire malgache. Là, « dans l’aller-retour entre un temps si éloigné de nous, enfoui, où passé et futur se mêlent, et notre temps présent, l’artiste serait le passeur patient et attentif. »7.
Le temps s’inscrit dans la collection. Je vois alors s’avancer de jeunes artistes avec le plaisir de les reconnaître et de voir le chemin qu’ils ont parcouru depuis les jours où, élèves encore, ils me montraient leur travail dans l’atelier de l’école d’art, avec la modestie de l’apprenti.
Peu à peu se dessinent sous mes yeux des tendances, des périodes, et, ces dernières années, les signes si particuliers de notre société créole. Je ne cesse de relever dans ces œuvres diverses, les extravagances, le goût de l’ornementation, de l’accumulation, celui des juxtapositions surprenantes, la prédilection pour les formes hybrides. Des œuvres imprégnées de notre histoire mélangée, de nos traditions multipliées, et dans lesquelles le passé et le présent sont évoqués dans des formes éminemment contemporaines. Comme dans les somptueuses transfigurations baroques d’Abel Técher. Spécificité dont je reconnais les traces dans les œuvres récentes de la jeune peinture réunionnaise8.
Ces jeunes artistes voisinent aujourd’hui avec Erro, Hervé di Rosa ou Ernest Pignon-Ernest et ses images urbaines qui ont tant impressionné les jeunes étudiants aux passions de street art, à qui je montrais ses collages napolitains.
Attention art !
Une des vertus cardinales de l’Artothèque serait sans doute celle de nous réapprendre à regarder, à porter attention aux œuvres, de nous réaccoutumer à cette attention que nous apportions jadis à une large peinture ou à la puissance d’une toute petite gravure.
Nos modes de vie actuels, sans cesse distraits par la multitude des images qui nous assaillent, ne nous laissent aucun répit, aucune minute pendant laquelle notre regard pourrait se poser sur un être, sur une œuvre, sur le monde qui nous entoure. Tout nous entraine à une vitesse qui ne nous permet plus de distinguer autre chose qu’un flot tumultueux qui passe sans cesse et va se jeter au loin, chaotique et indéchiffrable.
Nous savons confusément que si nous ne regardons pas les images, elles disparaissent, s’effacent peu à peu, et qu’avec elles disparaît le travail des artistes, leur regard singulier sur le monde, ce regard qui nous rend intelligible le désordre inquiétant dans lequel nous vivons.
Le regard de l’artiste, qu’il soit naïf comme dans ces quelques peintures d’amateurs primées que l’Artothèque a acquises, ou qu’il soit lumineux à l’image des pièces des artistes au talent reconnu, nous propose toujours de nous interroger avec la plus grande attention sur nous- mêmes et sur notre monde.
Encore faut-il prendre le temps de ce regard attentif, ce temps indispensable à la fois à la contemplation et à la réflexion. Un temps nécessaire à l’appropriation qui nous permettra d’accueillir l’œuvre dans notre mémoire afin qu’elle nous accompagne dans notre vie et infuse dans notre imaginaire.
Nous devinons aussi que l’imaginaire, si on le laisse à l’abandon, se vide, devient l’espace aride où ne gisent plus dans la poussière que des formes mortes, desséchées. Ou encore, il se remplit d’innombrables débris, de lambeaux informes qui peu à peu, par leur entassement même, sature notre cerveau, ôtant tout espace au déliement fécond de la pensée.
Ainsi, nous avons besoin de contempler les images jusqu’au moment où les couches multipliées des signes se gravent dans nos mémoires, faisant éclore les pensées qui nous nourrissent.
D’œuvre en œuvre, avec patience, au fil de nos conversations silencieuses avec elles, nous construisons notre propre palazzo mentale, notre indispensable mythologie personnelle, celle qui nous permettra de naviguer malgré l’incertitude de nos vies. Comme une sorte kaz Mémé9 secrète où s’accumulent images et objets qui constituent l’histoire entière et intime de la famille.
Un instant se produit cette alchimie, ce moment où de la contemplation attentive de l’œuvre naît le plaisir, inextricablement lié aux compréhensions inattendues qu’elle déplie. Cette épiphanie, si précieuse pour l’âme et pour l’esprit, survient à l’occasion d’un choc soudain ou au cours d’un temps plus long, pendant ce côtoiement quotidien qui nous permet d’apprivoiser l’œuvre, de nous la rendre familière. C’est précisément cet apprivoisement, cette familiarité qui permettra la rencontre et peu à peu le dialogue fertile avec l’œuvre.
Ce moment précieux, l’Artothèques s’attache à le faire surgir chez le public, à l’occasion des expositions qu’elle programme régulièrement, mais plus encore chez le spectateur privilégié qui empruntera l’œuvre et l’invitera à entrer dans sa maison.
Parfois rien ne se passera, l’œuvre contemplée restera muette, comme ce livre emprunté à la bibliothèque ne nous parle pas, ne nous touche pas, ne réveille aucune résonnance. Mais le plus souvent la rencontre aura lieu, quelquefois sans doute faudra-t-il le temps de la rêverie. Alors surgira cette curiosité nécessaire, à partir de laquelle germera notre imaginaire, à partir de laquelle éclora la précieuse « émotion esthétique », ce moment où il nous semblera entrer dans une nouvelle intelligence du monde.
Accrochée au mur de la maison, l’œuvre me regarde. Elle convoque mon regard à moi, solitaire et silencieux, attentif enfin. L’œuvre accède à la présence. Les lignes, les couleurs, l’agencement des éléments rassemblés par l’artiste, les images qu’il construit, les personnages, les objets qu’il met en scène, tout cela prend peu à peu sa place dans les méandres de notre cerveau, élargit notre regard à la mesure du vaste monde et tisse assidument la trame chamarrée de notre vie.
Pierre-Louis Rivière, octobre 2021
- Kosa nou atann, 1992. Acquisition 1993
- Acquisition 2006
- Acquisition 1992
- Ainsi les étranges photographies de Myriam Mihindou, ou celles d’Esther Hoareau en 2001, et beaucoup d’autres encore.
- Cf. Territoires Intimes. In Catalogue de l’exposition Latwal rapyèsté, Artothèque du Département, mars-avril 1998.
- L’Étrangeté Familière, Artothèque du Département, décembre 2000
- Cf. Dans l’épaisseur du temps. In Catalogue de l’exposition L’Étrangeté Familière, 2000.
- Dans la peinture de Stéphane Kenkle, de Christophe Dennemond ou celle de Jimmy Cadet, on retrouve par exemple, réappropriées, les traces du Sacré domestique créole, figures saintes ou autel familial.
- La maison de la grand-mère, cette maison inoubliable de l’enfance.