Esprit de corps

Objets animés

Au début, ce fut une rencontre hasardeuse, comme une attirance réciproque irrésistible. Il le distingue parmi tant d’autres sur le sol puis l’objet s’impose à lui. Comme dans une rencontre amoureuse, l’artiste et l’objet entrent dans une relation intime faite d’attrait, de rejet, d’interrogation et enfin d’acceptation complète.

L’apparition d’objets réels dans les créations plastiques n’est pas nouvelle. Les cubistes, dans les œuvres picturales, les surréalistes visaient, eux, à donner une dimension symbolique à des objets sortis de leur contexte. Enfin, Marcel Duchamp avec son ready-made entendait conférer à l’objet manufacturé une identité autre ; l’objet réel, sans autre artifice, était ainsi élevé au rang d’œuvre d’art par la simple signature de l’artiste. Plus proche de nous, on connaît également les « psycho-objets » de Jean-Pierre Raynaud, objets chargés d’affect que l’artiste investi d’une mission artistique.

Pour Rohanne Gourouvin, aussi, ces objets de rebus, perdus et laissés à l’abandon constituent le corps de son expression plastique. Il en a rencontre beaucoup d’autres depuis le premier « Boulon numéroté 11 » des pièces métalliques, de la ferraille, des fragments d’outils. Leur aspect souvent brisé, leur matière métallique patinée et surtout leur forme vont induire une classification par genre, tantôt masculin tantôt féminin. Ces objets quitteront, dès lors, le monde minéral pour accéder au règne animal sexué, voir humain. Ce mouvement de re-classification, d’élévation va engendrer une relation émotionnelle forte avec l’objet rencontré.

De ces petites choses, objet de tant l’attention, naîtront une recherche formelle et intérieure. La démarche de Rohanne Gourouvin, à la fois sensible et complexe, emprunte aux anciens et porte, également, en elle cette part d’histoire personnelle et ce besoin de réparation, de re-création qui devient ici création.

Outre le classement par série, ces pièces collectées sont tour à tour exposées sur des socles, telles des sculptures, ou photographiées. En jouant sur l’échelle, en modifiant leur perception ; en les réinterprétant, les objets prennent dès lors des formes différents, étranges et abstraites ouvrant sur un autre point de vue. Photographié- et ainsi décontextualisé- l’objet et alors porteur d’une nouvelle identité. Mais tout ceci serait insuffisant si l’artiste ne leur redonnait pas une histoire, un passé. Le recours au dessin « à la manière de » passé. Léonard de Vinci en et la réponse formelle. Les objets redessinés, pensés, comme en gestation, puis redimensionnés par l’intermédiaire de l’objectif photographique deviennent des « créations de toutes pièces » remplies de l’univers intérieur de l’artiste à la reconquête d’un soi fragmenté après la disparition du père.

« Objets de dévotion », ces petites pièces métalliques ont valeur de relique sacrée à qui Rohanne Gourouvin a su insuffler une force créatrice, celle puisée au plus profond de soi, cette étincelle divine, ce miracle de vie, en définitive une âme.

Caroline de Fondaumière

Mémoires organiques

Take care of the sens !

À propos de mémoires organiques et autres réminiscences

Installation de Sophie Bazin

Cette installation ayant rapport à la mémoire, avant de me séduire (conduire à l’écart, dit-on en latin) et de s’exposer à moi comme une évidence, m’a parue quelque peu ambiguë. Le thème de réminiscence, dans le sens commun d’image remémorée du passé, est traité à la fois comme une expérience et son résultat. Déchausse-toi et tu entendras la mer, invite et nous promet SB d’emblée (le pari sera aussi réalisé si vous entrez chaussée, mais on perdra beaucoup à l’esthésiomètre). Sur le seuil alors, laisser avec les chaussures les tracas du dehors, participer, en l’occurrence ici, faire autrement l’expérience de la mer et revenir avec un souvenir.

Elle sollicite un sens, souvent oublié par l’art contemporain sinon par toute manifestation de la vie publique- formatée par la télévision et donc limitée à l’audio-visuel ignorant de sens premier-, le toucher. Débouchez vos orteils, mal-entendais-je ! Et, c’est sûrement le propos de l’art : changer nos perceptions pour nous faire toucher un monde, celui de l’artiste, l’artiste, nous, le monde. Élargir la sphère du privé, vers une douce intimité avec le tout. Elle a tapissé la grande salle de plumes rien que pour nos plantes de pieds. Des plumes rien que pour nos plantes de pieds. Des plumes blanches et jaunes parsemées parfois de taches noires. A quels volatiles appartiennent ces organes ? (Seul leur épiderme produit ces tiges souples portant des barbes, et servant au vol, à la protection du corps, et notamment au maintien d’une température propice à la vie). Sur ces plumes donc, nous, pieds nus, entendons la mer. Une bande sonore. Elle se brise sur les récifs, clapote dans le lagon, cris d’enfants qui jouent. Dans quelle légende déjà survoler la mer est interdit aux oiseaux ?

Sur les murs, des photographies de grande dimension rattrapent les regards qui chaviraient sur les plumes, qui aussitôt reconnaissent des rivages dans lesquels, pourtant, baignent des formes non identifiées (mollusques, champignons, corolles ?). Quels intérieurs couvrent ces coquilles ? Nous déambulons sur la plage (certains avec les chaussures). Prendre le temps, ne pas hâter la souvenance.

Un rideau. Traverser. Le grondement du ressac s’éloigne. Curieusement nous marchons comme on dit qu’on touche terre sur le paquet du cabinet. C’est comme à la maison reconnaîtront certaines plantes de pieds (les semelles résonneront). Ici, conserver dans des cristallisoirs des paroles silencieuses au fond des pensées, des pierres vivantes d’origines, dit l’artiste. Des organes en bronze et principalement en raku, pétris de terre et magnifiés par le feu, s’entassent en équilibres précaires, immergés et radieux. Nous, hors de l’eau, identifions molignons, champirolles, collusques, déjà croisés sur les murs de la plage. Parties de nous face à nous. Nous face à la mer. Se rappeler l’absence de ce qui ailleurs aussi fait défaut, qui hier déjà nous manquait, ce sens du toucher, d’être en contact, bref la question, faut-il se mouiller ?

C’est une installation mnémonique (ayant rapport à la mémoire). Pour sortir, revenir sur ses pas. De quel côté du miroir se trouvait le dodo, ou je ne me rappelle plus quel personnage de Lewis Carroll, quand il recommandait à Alice de se préoccuper du sens ?

Sortir de la léthargie- du grec lêthê, de l’oubli. Ne pas oublier ses chaussures est un détail.

Johary Ravaloson, 13 avril 2006